Résumé
Cette série vise à modéliser les
conséquences de la répartition géographique des TIC, en visant
particulièrement le déséquilibre entre l’Europe et les Etats-Unis. Il ne s'agit donc pas ici d'examiner les causes de cette répartition.
Dans une première étape, le raisonnement conduit à la conclusion classique :
« Comme les échanges permettent de transférer les gains d'efficacité d'un pays à
l'autre, peu importe que l'Europe n'innove pas dans les TIC puisqu’elle tire
parti des innovations américaines ».
Cependant ce résultat est incomplet. En effet les produits des TIC ne sont pas,
pour l’essentiel, des biens de consommation mais des biens intermédiaires
utilisés par les entreprises qui produisent les biens de consommation. La
comparaison entre divers pays doit donc tenir compte non seulement de la
spécialisation dans la production des TIC, mais aussi du savoir-faire de leurs utilisateurs.
Or le pays le plus avancé dans leur conception sera aussi naturellement, toutes
choses égales d’ailleurs, le plus habile dans leur utilisation.
Si l'on prend en compte le savoir-faire des utilisateurs, on obtient des
conclusions nouvelles. Le retard des entreprises européennes dans l'utilisation
des TIC peut entraîner un appauvrissement relatif de l'Europe, et même - sous
certaines conditions - un appauvrissement absolu.
* *
Pour explorer les conséquences du quasi-monopole
de facto des Etats-Unis dans les TIC,
nous cherchons à instruire la question suivante :
Lorsque l’innovation se propage, par le biais de l’échange, depuis un pays
innovant vers un autre pays, quels sont les avantages que ces deux pays en
retirent ?
Pour la traiter nous utiliserons le modèle de
Ricardo,
qui permet de comparer la richesse de pays utilisant des technologies
différentes, en l’adaptant au cas où un pays produit les TIC utilisées par
d’autres pays. Les propriétés de ce modèle sont rappelées en
annexe.
Il s’agit ici de statique comparative ; il faut
compléter cette approche pour rendre compte de la dynamique
de l’innovation.
* *
On peut représenter l’effet des TIC sur l’économie
selon un modèle à trois couches :
1) A la source se trouvent les technologies
fondamentales, qui recouvrent d’une part la maîtrise des propriétés
physiques et procédés d’ingénierie qui fondent la production des
microprocesseurs et mémoires,
d’autre part les systèmes d’exploitation, langages et outils de programmation.
Ces deux sous-ensembles sont reliés entre eux (on n’utilise pas le même langage
de programmation selon la nature des ressources physiques disponibles).
2) En aval de cette source se trouvent les
équipements qui mettent en œuvre les technologies fondamentales (ordinateurs,
réseaux,
équipements périphériques etc.) ainsi que les logiciels et progiciels
applicatifs qui permettent de diversifier les utilisations.
3) En aval des équipements et logiciels, on trouve
leur mise en œuvre par les entreprises, associée à la maîtrise des
processus de production, à la redéfinition de la relation avec les clients,
fournisseurs et partenaires, ainsi que leur adaptation à des formes spécifiques
de concurrence et d’équilibre des marchés.
Pour étudier les effets des TIC sur l’économie, on
doit tracer une frontière entre ce qui sera appelé « TIC » et ce qui sera
appelé « reste de l’économie ». On peut la placer de deux manières : la plus
courante consiste à considérer que les ordinateurs, réseaux et logiciels
utilisant les technologies fondamentales relèvent des TIC, et que la frontière
se situe au niveau B dans le graphique ci-dessus. Ce choix correspond à une
évidence pratique : personne ne nie que les ordinateurs, commutateurs etc. ne
soient des représentants éminents des TIC.
Cependant leur évolution résulte, pour l’essentiel,
des progrès des technologies fondamentales ; par exemple l’évolution
exponentielle des performances des microprocesseurs et mémoires dont la « loi
de Moore » rend compte
est déterminante pour l’évolution des performances des ordinateurs. Si l’on
souhaite isoler la source de l’évolution, qui réside dans les
technologies fondamentales, il faut placer la frontière au niveau A. C’est ce
que nous ferons ici.
Le flux d’innovation provenant des TIC est
continu et durable : depuis 1959, la densité des circuits intégrés, composants
essentiels des ordinateurs, double tous les 18 mois sans augmentation du coût
(Loi de Moore) ; il en résulte à performance égale une
baisse de prix rapide des ordinateurs Par ailleurs les progrès des
langages de programmation ont permis depuis 1950 un gain de productivité
régulier de 4 % par an ; cette évolution, plus lente que celle du coût du
matériel, s’accélère avec les langages orientés objet.
De cette évolution de l’offre résulte, pour les
entreprises, un changement rapide, continu et profond des services qu’elles
utilisent tant pour leur fonctionnement interne (avec ce que l’on regroupe
sous le nom d’Intranet : messagerie, agenda partagé, workflow, documentation
électronique, rédaction coopérative etc.) que pour leur activité commerciale
(Extranet, « e-commerce » etc.) et les relations avec leurs partenaires.
* *
Une logique spécifique
Dans la couche finale, celle des utilisations, il
s’agit de tirer le meilleur parti des évolutions permises par les ordinateurs,
réseaux etc. ; dans la couche intermédiaire des logiciels et équipements, il
s’agit de tirer le meilleur parti des ressources offertes par les technologies
fondamentales.
Si chacune de ces deux couches obéit à une logique propre, le moteur de leur
évolution se trouve en amont, dans la couche initiale des technologies
fondamentales.
Or il ne s’agit pas dans cette couche initiale
d’utiliser des ressources produites encore en amont, mais de créer des
ressources nouvelles par le progrès de la maîtrise des propriétés physiques
du silicium, ainsi que des conditions mentales de production et
d’utilisation des langages informatiques, le terme « mental » recouvrant ici
l’ensemble des dimensions intellectuelles, psychologiques et sociologiques que
comporte la mise au point des commandes de l’automate.
Ainsi, alors que les deux autres couches doivent
résoudre un problème économique (il s’agit de faire au mieux avec les
ressources dont elles disposent), la couche initiale considère la nature
elle-même, sous les deux aspects de la physique du silicium et de la
« matière grise » des êtres humains dont elle vise à faire fructifier la
synergie.
Élargir, par des procédés de mieux en mieux conçus,
les ressources que fournit la nature, c’est une tâche analogue à la découverte
puis à l’exploration progressive d’un continent que des pionniers
transformeraient et équiperaient pour lui faire produire des biens utiles. Or
découvrir un continent, puis l’explorer pour le mettre en exploitation, c’est
modifier les prémisses de l’action économiques : tout raisonnement économique
est en effet fondé sur des exogènes (technologies, ressources naturelles,
fonctions d’utilité, dotations initiales) dont il tire les conséquences et
élucide les conditions d'utilisation optimale, mais il n’est pas de sa
compétence d’expliquer leur origine. Si la recherche du profit n’est pas pour
rien dans l’ardeur des pionniers ni dans celle des chercheurs, elle se
dépenserait en pure perte si elle ne disposait pas d'une ressource naturelle
fertile (ici le silicium, la « matière grise » et leur synergie).
On rencontre donc dans les technologies
fondamentales un phénomène qui n’est pas essentiellement économique même s’il a
des conséquences économiques : un changement du rapport entre les êtres
humains et la nature. L’innovation qui se déverse dans l’économie à partir
des technologies fondamentales est analogue à un phénomène naturel, donc
extérieur à l’action humaine qu’il conditionne comme le font le climat, la
reproduction des êtres vivants, les gisements légués par l’histoire géologique
de la Terre etc.
Il existe ainsi entre la couche initiale et les deux autres couches une
différence essentielle. C’est pourquoi nous plaçons la frontière des TIC au
niveau A du graphique.
Est-ce à dire que l’économie n’a rien à voir avec
les TIC ? Non, car elle doit résoudre les problèmes que pose leur utilisation :
les exogènes étant modifiées, comment
« faire au mieux avec ce que l’on a », et qui est nouveau ? Comment faire
évoluer des institutions qui, bien adaptées aux exogènes d’autrefois, ne sont
pas nécessairement aux exogènes nouvelles ?
La tâche de l’économiste n’est pas facile ; jugeons
en par les changements que doivent réaliser les entreprises
: modifier les processus et conditions de travail des opérationnels ; adapter
les périmètres des directions, les missions et espaces de légitimité des
dirigeants, les indicateurs de pilotage ; outiller et faire évoluer les
relations avec les clients, partenaires et fournisseurs.
Devions nous conserver la distinction entre les deux
autres couches, ou encore distinguer les utilisations des TIC par les
entreprises de leurs utilisations par les ménages ? Nous avons choisi de ne pas
le faire ici, car il est plus simple pour notre propos, et donc plus clair, de
regrouper toutes les autres activités productrices (y compris la production
d’ordinateurs etc.) dans un seul secteur dont le rôle est de fournir des biens
utiles aux consommateurs.
Dans le modèle, et pour qu’il soit aussi simple que
possible, nous nommerons « TIC » la couche des technologies fondamentales, et
« secteur des biens de consommation » le reste de l’économie : la production de
biens d’équipement est une étape intermédiaire, sa finalité étant de produire
les biens qui contribueront à l’utilité du consommateur final.
* *
Modélisation
*
*
Conclusions pratiques
Considérons les trois hypothèses suivantes :
A - le commerce a lieu entre deux pays dont l'un est
plus grand que l'autre dans tous les secteurs ;
B - l'une des activités est la production des TIC
et le petit pays est relativement moins efficace que le grand pays dans cette
activité-là ;
C - les TIC sont une consommation intermédiaire
pour l’autre secteur, qui produit le bien de consommation.
"A" entraîne que les prix relatifs du grand pays s'imposent dans les échanges. Le petit pays se spécialise entièrement dans
l'activité pour lui la plus efficace, alors que le grand pays ne connaît qu'une
spécialisation partielle et produit donc dans les deux secteurs.
"B" entraîne que le petit pays abandonne la production
des TIC au grand pays.
Ces hypothèses correspondent à la relation entre
l'Europe et les Etats-Unis : les Etats-Unis produisent la quasi-totalité des
TIC (circuits intégrés, systèmes d’exploitation et langages) et sont
présents également dans les activités utilisatrices ; par contre l'Europe est
spécialisée dans ces dernières.
Si l'on accepte ces hypothèses, voici ce qui se
passe quand l'efficacité de la production des TIC augmente : (1) le prix relatif
des TIC diminue, ce qui accroît l'utilité des deux pays ; (2) l'efficacité des
entreprises utilisatrices des TIC (et productrices de biens de consommation)
augmente ; (3) l'utilité croît également dans les deux pays, sauf s'il existe
un écart entre eux en ce qui concerne l'efficacité des entreprises
utilisatrices.
En effet, si l'efficacité du secteur produisant les
biens de consommation croît dans le grand pays mais non dans le petit pays, il
peut en résulter pour ce dernier une baisse de l’utilité car le prix relatif de sa production diminue (le prix relatif
qui s'impose au niveau mondial étant celui du grand pays).
Donc si les entreprises européennes sont moins
rapides que les entreprises américaines dans l'utilisation des TIC,
l'efficacité des entreprises américaines croît plus que celle des entreprises
européennes, ce qui entraîne pour l’Europe un appauvrissement au mieux relatif,
au pire absolu. Le secret de l’efficacité ne réside pas dans le fait
qu’un pays produise ou non les TIC, mais dans le fait qu’il sache bien s'en
servir.
Or le retard des entreprises européennes par rapport
aux entreprises américaines dans l'utilisation des TIC se situe dans une
fourchette de trois à sept ans.
* *
Le pays qui produit les TIC ne possède-t-il pas un
avantage comparatif dans l'art de leur utilisation ? Le bon sens, recoupé par
les statistiques, incite à répondre « oui » : si les TIC suscitent une
redéfinition de l'organisation des entreprises,
des compétences, du commerce, ainsi qu’une prise en compte de leurs conséquences
pour la société,
leur pleine utilisation suppose une réflexion et une compréhension qui seront
plus faciles pour des personnes ou des entreprises culturellement et
géographiquement proches de la source des TIC.
Peut-on en effet être bon utilisateur sans être
aussi, dans une certaine mesure, bon concepteur ? Au niveau des individus,
concevoir et utiliser supposent des savoir-faire différents, les deux
capacités sont donc disjointes. Mais au niveau d’un pays, d’une
économie géographiquement située et délimitée, c’est une autre affaire.
Pour être un bon utilisateur, il faut connaître les
produits utilisés - la formation d’une demande pertinente suppose,
outre la conscience du besoin, une connaissance suffisante de l’offre. Or les
produits des TIC sont complexes et leur connaissance demande une compétence.
Comprendre ce que sont pratiquement un langage orienté objet (Smalltalk,
C++, Java etc.), un « workflow », un « datawarehouse », quelles sont les
fonctionnalités d’un outil de « middleware » conforme à la norme Corba ;
faire le tour des utilisations potentielles de XML,
maîtriser la modélisation UML,
vérifier la pérennité des fournisseurs et la disponibilité d’une tierce
maintenance de qualité, ce n’est pas simple.
En outre tout change vite dans les TIC et des
normes de facto s’imposent malgré les normes de jure ;
l’utilisateur n’agit plus selon la chronologie paisible de la planification,
mais selon celle délicate et nerveuse du pilotage. Il doit savoir
détecter la bonne solution dans la cacophonie des offres commerciales, ne pas
être dupe de la mode et en même temps former les personnels, modifier la
relation avec les clients, réformer les organisations, faire percevoir les
enjeux à des dirigeants qui ont d’autres soucis etc.
L’utilisation des TIC est un métier ; pour bien
l’exercer il faut être un connaisseur.
Le bon utilisateur est au concepteur ce que le connaisseur est à l’artiste : il
lui faut beaucoup de pénétration, la familiarité avec les concepteurs et une
bonne compréhension de leur façon de faire. Il lui faut aussi la même prise de
distance par rapport à la conception car tout connaisseur a besoin de recul pour
évaluer les offres concurrentes.
* *
On entend parfois dire : « Peu importe que les
TIC
soient produites aux Etats-Unis ou en Europe, puisqu’en définitive l’Europe
bénéficie du gain d’efficacité qu’elles apportent ». Cette proposition serait
exacte si l’on suppose l’utilisation des TIC aussi efficace en Europe qu’aux Etats-Unis ; mais elle peut nourrir des illusions si l’utilisation des
TIC est
plus efficace
dans le pays qui les produit.
Ajoutons que notre modèle, qui considère les effets
de long terme, ne formalise pas la dynamique de court terme et les surprofits
qu’elle comporte ; mais dans l’économie réelle les profits ont bien sûr une
grande importance. Le pays qui innove le premier sera le mieux placé pour
bénéficier du profit qui en résulte. Il accumule ainsi une richesse - trésorerie
des entreprises, patrimoine des actionnaires - qui améliore sa position dans la
répartition mondiale des actifs, et lui permettra s’il le souhaite d’acheter les
entreprises des autres pays.
La proximité culturelle, géographique, le voisinage
familier avec les concepteurs favorisent la qualité de l’utilisation. Les
entreprises américaines utilisatrices des TIC bénéficient donc par rapport aux
entreprises européennes d’un avantage qui, en raison de son effet sur les prix,
appauvrit l’Europe relativement si ce n’est absolument.
Le handicap de l’Europe ne peut se compenser que si
elle s’efforce d’accroître son efficacité dans l’utilisation des TIC, et si
elle accroît assez son efficacité dans leur production pour pouvoir relancer une
activité de conception, condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante,
de l’efficacité de leur utilisation.
Le modèle de Heckscher-Ohlin (Eli
Heckscher, Les effets du commerce extérieur sur la distribution du revenu,
1919, et Bertil Ohlin, Interregional and International Trade, 1933),
qui décrit les conséquences des différences entre les intensités
capitalistiques de divers pays utilisant les mêmes technologies, ne serait
pas celui qui convient ici. Le modèle de Helpman (Elhanan
Helpman, " International Trade in the Presence of Product Differenciation,
Economies of Scale and Monopolistic Competition : a
Chamberlin-Heckscher-Ohlin Approach " (lien) Journal of International
Economics 1981), qui tire les conséquences de la
diversification des produits, ne conviendrait pas non plus. Pour comparer
des pays utilisant des technologies différentes, c’est le modèle de Ricardo
qui s’impose. Il a en outre l’avantage de la simplicité.
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