Nota Bene : Ce texte est une
contribution au groupe de travail "Économie Modernisation" de
Laser (Lafayette Services).
* *
La crise présente stupéfie les meilleurs
esprits. « Personne n'y comprend rien », a-t-on pu entendre à Davos, « on ne
sait pas quelle politique recommander », « on ne sait pas où l'on va »
(Lemaître, [12]).
Contrairement à ce que l'on entend souvent
dire, des économistes l'avaient annoncée (par exemple Debonneuil [1], Gréau
[7]) mais leurs voix ont été couvertes par d'autres : personne n'écoute
volontiers Cassandre.
Certes, la médecine d'urgence s'impose quand
le patient a 42°C de fièvre, que la gangrène le ronge, que la catastrophe est
non seulement menaçante mais vraisemblable.
Il faudra pourtant, une fois la catastrophe
passée, s'interroger sur ses causes : si on ne sait pas les identifier puis agir
en conséquence, la maladie se manifestera de nouveau.
Nous allons présenter ici une hypothèse.
Elle surprendra sans doute d'abord le lecteur mais nous l'invitons à suspendre
un temps son jugement pour examiner ses implications : c'est à l'aune de leur
accord avec les faits qu'il pourra évaluer sa pertinence.
Après
l'industrialisation, l'informatisation
À partir de 1975 l'informatisation a
transformé les entreprises : le travail humain s'appuie désormais sur
l'assistance que lui apportent l'automate programmable et le réseau. Le mot
informatique, fort bien trouvé, désigne d'ailleurs exactement l'articulation
entre l'automate et le cerveau humain : l'étymologie d'information évoque
la forme que prend celui-ci après la rencontre avec des données.
Pour se faire une idée de l'ampleur des
conséquences de l'informatisation il est utile de se rappeler celles qu'a eues
l'industrialisation du XVIIIe
au XXe siècle. Elle a
suscité l'extension du salariat et l'urbanisation sauvage, la lutte des classes
et les révolutions, l'impérialisme, le colonialisme, des guerres d'autant plus
meurtrières que l'industrie avait fourni des armes d'une puissance inédite. Ses
effets anthropologiques (psychologie, sociologie, culture etc.) ont ainsi
largement outrepassé sa fonction strictement technique.
Les possibilités et les risques qu'apporte
l'informatisation sont d'une nature différente : tandis que la machine assiste
l'effort physique qu'exige la production, l'automate assiste l'effort
mental (Gille, [6]). Ses effets anthropologiques ne seront donc pas les
mêmes que ceux de l'industrialisation, mais on peut présumer qu'ils seront d'une
ampleur comparable – ou même supérieure, car l'informatisation touche notre
organe le plus complexe et le plus délicat.
Un pragmatisme étroit n'a cependant voulu
voir dans la machine que le gain de productivité, puis dans l'ordinateur qu'une
machine de plus. Il a masqué la nature des transformations à l'œuvre aux
économistes, aux managers et aux politiques. La science économique, née
avec Adam Smith ([17]) au XVIIIe siècle en symbiose avec l'industrie,
peine d'ailleurs à s'affranchir de modèles qui l'empêchent de rendre compte des
conséquences économiques de l'informatisation.
* *
Résumons ces conséquences (Volle, [18]).
L'automatisation de la production a
transformé la structure de l'emploi : entre 1974 et 2006 la part du secteur
secondaire dans la population active a été presque divisée par deux (elle est
passée de 38,5 % à 21,6 %) tandis que celle du secteur tertiaire croissait
jusqu'à 74 %. Elle a aussi accru la part du coût de la conception dans le coût
de production.
La nature même des produits a changé : chaque produit est désormais un
assemblage de biens et de services (ou de services seulement) élaboré par un
partenariat, un système d'information assurant la cohésion de cet
assemblage ainsi que celle du partenariat.
Le coût marginal de production étant faible
ou négligeable, la valeur s'est détachée de la quantité pour adhérer à la
qualité. Le bien-être du consommateur ne s'évalue plus selon la quantité
qu'il consomme, mais selon la diversité qualitative des produits auxquels il
peut accéder.
Le résultat d'un effort de conception (plan,
programme informatique, brevet, organisation etc.) est du travail accumulé et
constitue donc un capital : l'économie est devenue
ultra-capitalistique. Il en résulte qu'elle est ultra-violente :
historiquement la tentation de la violence croît avec l'intensité
capitalistique. Alors la prédation se déploie : caisses noires et blanchiment,
commissions illicites et rétro-commissions, pillage des patrimoines mal
protégés, résurgence des structures mafieuses (Volle, [21]).
En quelques décennies tous les
éléments fondamentaux du raisonnement économique se sont donc transformés :
répartition de la dotation initiale, fonction d'utilité, fonction de production,
nature des produits, détermination des prix, fonctionnement du marché. Pour
répondre à un tel bouleversement les comportements doivent se libérer des
habitudes acquises, le raisonnement doit élaborer de nouveaux modèles. Mais cela
demande un délai pendant lequel se creuse un
déséquilibre
et c'est lui, pensons-nous, qui cause la crise actuelle.
* *
En effet ni les institutions, ni les
entreprises, ni les consommateurs n'ont pu encore acquérir les comportements qui
répondraient exactement aux possibilités et aux risques que présente l'économie
informatisée.
Si les entreprises ont évolué, c'est sous la
pression de la technique informatique et des réseaux, donc à reculons et en
trébuchant. La plupart de leurs systèmes d'information sont d'une qualité
médiocre (Volle, [20]), elles répugnent à déployer les services nécessaires pour
conforter la qualité de leurs produits, elles ne perçoivent pas clairement les
contraintes d'interopérabilité qui accompagnent les partenariats.
Du côté des consommateurs, la montée d'une
exigence de qualité se manifeste depuis les années 1980 dans l'expression d'un
« besoin d'environnement » ainsi que dans l'exigence, plus récente, d'une
traçabilité des produits. Mais nous sommes encore loin d'une orientation de la
consommation vers la qualité : il suffit pour s'en convaincre d'observer le
contenu des caddies que poussent, dans les supermarchés, tant de
personnes au tour de taille manifestement excessif, l'esthétique agressive des
automobiles, la mode du « bling-bling » etc..
Quand l'économie est coincée dans une
situation sous-optimale, c'est dans la finance que se soldent les erreurs
d'évaluation : des tensions s'y sont donc accumulées et elles ont fini par se
dénouer avec la brutalité d'un séisme.
La crise « financière » présente n'est donc
pas, comme on le dit souvent, à l'origine de la crise économique : elle est la
conséquence d'un déséquilibre que la finance a, un temps, tenté de compenser ou
de masquer. L'examen de cette crise procure une étude de cas exemplaire.
Le ressort de la
crise financière
L'informatique, les réseaux sont pour
beaucoup dans le développement de l'ingénierie financière à partir des années
1970 : ils l'ont affranchie des contraintes de la géographie et lui ont fourni
des outils puissants. Mais la simplicité que procure l'automate a masqué la
complexité des opérations et procuré aux banques un sentiment de sécurité qui
les a incitées à prendre des risques extrêmes. « The Wall
Street titans loved swaps and derivatives because they were totally unregulated
by humans. That left nobody but the machines in charge » (Dooling
[3]).
Les financiers ne sont assurément, dans leur
majorité, ni des criminels ni des imbéciles et il y a quelque chose de pénible
dans les leçons de morale qu'on leur dispense si volontiers aujourd'hui après
les avoir tant félicités naguère. Si la cause immédiate de la crise financière
réside dans le comportement des financiers, sa cause matérielle réside
dans l'informatisation qui, nous le verrons, a rendu ce comportement
inévitable .
* *
Les banques et les assurances se sont
informatisées pour accroître leur productivité et leur rentabilité. Mais elles
n'ont pas mieux compris que les autres entreprises qu'il fallait soumettre
l'automate à une supervision.
En effet l'ordinateur est sujet à des
pannes, les réseaux peuvent se rompre ou s'engorger et tout logiciel, même le
mieux testé et vérifié, comporte des défauts.
L'automate doit donc être contrôlé par des êtres humains qui sauront pallier ses
défaillances et réagir en cas d'incident imprévisible.
Mais on a procédé à l'inverse. Dans
l'architecture informatique l'accumulation des composants, élaborés par des
fournisseurs très divers et souvent mal documentés, a formé un empilage d'une
telle complexité que plus personne ne peut vraiment le comprendre.
Les banques, étant le lieu où la richesse se
dépose, sont par ailleurs la cible naturelle des pillards. On pourrait croire
que la sécurité informatique fait l'objet de soins attentifs : il n'en est rien.
Dans le couple que forment l'automate et
l'être humain, ce dernier apporte des qualités et des défauts que l'ordinateur
n'a pas : il se comporte, il sait comprendre, expliquer, décider,
mais il est sujet à la fatigue, à l'étourderie, à la tentation. Il faut savoir
le superviser lui aussi.
Certaines personnes, bien sûr, sont
conscientes de ces dangers mais ce sont des techniciens, des ingénieurs, et les
dirigeants n'écoutent guère ces personnes-là. Cependant – et c'est là le fait
qui a eu les plus graves conséquences – l'informatisation a encouragé, a même
contraint ces dirigeants à prendre des risques extrêmes.
* *
L'art de la finance réside dans l'arbitrage
entre rendement et risque : quand un prêt est risqué on peut demander un taux
d'intérêt élevé. L'effet de levier (emprunter pour prêter à un taux supérieur à
celui de l'emprunt) permet d'accroître parallèlement le risque et le rendement.
Or l'informatique permettait de lancer d'un
clic les opérations les plus compliquées, pour peu qu'elles aient été
programmées au préalable. La simplicité de la manœuvre a alors masqué la
complexité de l'opération. En outre les réseaux ont permis d'unifier le marché
financier mondial : dès lors il était possible de diluer le risque en logeant
les placements les plus périlleux dans des actifs apparemment sûrs et qui
procuraient à court terme un rendement élevé.
Alors le risque disparaissait, ou semblait
disparaître, car le système financier tout entier en était solidairement garant.
La catastrophe, si elle se produisait, serait systémique, la Terre s'arrêterait
de tourner. Or il est évident que la Terre ne peut pas cesser de tourner : donc
il n'y avait plus aucun risque. La systémiticité du risque était perçue comme
un facteur de sécurité.
Or l'apparence guide les comportements. S'il
n'y avait plus de risque, il devenait obligatoire de faire croître
indéfiniment le rendement car celui qui restait à la traîne voyait fuir ses
clients, attirés par d'autres qui, proposant des rendements plus élevés,
semblaient plus « intelligents », « meilleurs gestionnaires » etc.
* *
Lorsque les repères habituels s'évanouissent
le raisonnement vacille. Les dirigeants et les politiques décident alors au
hasard, ou même à contresens comme l'apprenti motocycliste qui, voulant éviter
de tomber, refuse de se pencher dans un virage et tombe dans le fossé extérieur.
Pour déchaîner l'« innovation financière »
les politiques ont donc annulé ou négligé les règles prudentielles et, comme les
opérateurs de Tchernobyl, débranché les signaux d'alarme ; les dirigeants ont
supprimé les services de sécurité et chassé les personnes qui s'inquiétaient.
Ainsi Fannie Mae faisait commerce de
créances hypothécaires en garantissant à leurs acheteurs le remboursement du
crédit, moyennant une rémunération fondée sur l'évaluation du risque. Les
créances ainsi traitées étaient considérées par les autres organismes financiers
comme des actifs parfaitement sûrs.
Pour Fannie Mae le danger était de garantir
des hypothèques douteuses : elle pouvait être mise en faillite si de nombreux
débiteurs faisaient défaut.
Désireux de défendre sa part de marché
Daniel Hudd, le CEO,
a exigé que l'entreprise prenne ce risque. Un cadre qui n'acceptait pas de
violer les règles de sécurité était licencié.
Le directeur de la sécurité voyait venir la bulle immobilière et conseillait de
réclamer des taux plus élevés : Hudd le chassa de l'entreprise.
À la mi-2007 il devint évident que de
nombreux débiteurs ne pourraient jamais rembourser leur dette. Fannie Mae vit
alors se dresser devant elle une perspective terrifiante : pour honorer les
garanties qu'elle avait accordées elle devrait payer des milliards de dollars...
On connaît la suite.
* *
Maintenant, ça y est : la Terre s'est
arrêtée de tourner. On découvre que l'ensemble des actifs financiers est
contaminé, tout comme la Campanie est polluée après que la Camorra ait rempli
les carrières, les caves, le moindre trou de déchets empoisonnés.
Les politiques cherchent, dans la panoplie
des théories disponibles, celle qui les pourrait les aider à sortir du gouffre.
Keynes (1883-1946) avait formulé une réponse à la crise des années 1930 ; ne
peut-on pas, en la recopiant, répondre à la crise actuelle?
Comme d'autres grands économistes, Keynes
est victime de la malédiction qui frappe tout créateur : alors qu'il a consacré
sa vie à une démarche on ne veut retenir de ses travaux qu'une recette,
un résultat. Mais ce résultat, coupé de ses racines historiques comme de
la démarche qui a permis de l'obtenir, peut-il être pertinent aujourd'hui?
Comprendre Keynes
On qualifie de « keynésienne » la politique
qui consiste à utiliser le budget de l'État pour relancer l'économie lorsque la
demande des ménages et des entreprises ne suffit pas à équilibrer l'offre. C'est
ce que font aujourd'hui les « plans de relance » et c'est bien en effet ce que
Keynes avait conseillé de faire dans sa Théorie générale (Keynes, [11]).
Mais si Keynes vivait aujourd'hui,
formulerait-il la même recommandation?
Lorsqu'il écrit la Théorie générale
l'économie des pays industriels est bloquée par la faiblesse de la demande et
les économistes ne parviennent pas à comprendre ce qui se passe : une
interprétation erronée de la loi de Say les a convaincus que l'offre rencontrera
toujours, en face d'elle, une demande prête à accueillir ses produits. Plus
profondément, la conjonction paradoxale du sous-emploi et de la pénurie les
déconcerte.
Pour expliquer cette « pauvreté dans
l'abondance » Keynes introduit dans la théorie une chose dont elle ne s'était
pas souciée jusqu'alors : l'incertitude inhérente au futur. Il explique
ainsi la demande de monnaie, les erreurs d'anticipation et aussi le déséquilibre
qui résulte, dans l'économie d'aujourd'hui, de l'anticipation d'une économie
future.
Or les anticipations étaient dans les années
1930 excessivement pessimistes en regard des possibilités du système productif.
Les entreprises ne percevaient pas le potentiel de productivité, d'efficacité,
que possédait une industrie qui, pendant la guerre de 14-18, avait progressé
sous la pression de la nécessité. Les consommateurs avaient gardé les habitudes
d'épargne qui conviennent à une économie principalement agricole et donc soumise
aux aléas climatiques : ils ne s'étaient pas adaptés à l'économie industrielle,
moins aléatoire. L'économie étant bloquée par ce pessimisme, seule
l'intervention de l'État pouvait la débloquer.
Mais les économistes s'étaient habitués à
postuler la rationalité des agents, y compris de leurs anticipations. Cet axiome
évidemment irréaliste leur avait permis de bâtir une théorie puissante et
élégante à laquelle ils tenaient beaucoup. Keynes les a scandalisés en le
rejetant – et aussi parce qu'il préconisait une intervention de l'État que ces
économistes, libéraux pour la plupart, refusaient par principe.
Il faut dire que le livre de Keynes,
assemblage de développements disparates, était (et reste) d'une lecture
difficile. C'est le travers de tous les créateurs : lors de sa naissance, la
théorie nouvelle n'a pas encore la clarté que lui apporteront les pédagogues.
Si l'on veut bien comprendre Keynes il faut
dépasser sa recommandation (relancer l'économie en puisant dans le budget de
l'État) pour remonter à la source de son raisonnement : il s'agit de réfuter la
rationalité des agents, spécialement lorsque les habitudes acquises dans
l'économie antérieure ne correspondent plus aux conditions nouvelles ; puis
d'expliquer par des erreurs d'anticipation le déséquilibre qui bloque
l'économie.
Une telle explication, notons-le, est plus
profonde que celle qui voit dans la crise boursière et financière de 1929 la
cause de la crise économique des années 1930. C'est en amont, dans
l'irrationalité des agents, dans leur adhésion aux habitudes acquises dans un
système économique révolu, qu'il faut chercher la cause de la crise
« financière », et celle-ci n'est qu'une manifestation parmi d'autres de la
crise économique.
* *
Supposons que Keynes soit parmi nous et
qu'il examine l'économie contemporaine. Que verrait-il, que dirait-il?
Il verrait une économie aussi déséquilibrée
que celle des années 1930, des erreurs d'anticipation, l'inadéquation des
comportements des consommateurs et des entreprises. Mais il se les expliquerait
autrement.
Le déséquilibre actuel n'est pas provoqué,
comme il l'était alors, par la persistance dans une économie industrialisée de
comportements, de valeurs, d'un pessimisme hérités d'une économie dominée par
l'agriculture. Il n'est pas provoqué par une sous-estimation du potentiel
productif de l'industrie.
L'erreur qui domine aujourd'hui, qui bloque
l'économie, c'est l'adhésion à des valeurs, des comportements, des lois
d'anticipation qui correspondaient au système productif industrialisé mais ne
correspondent pas au système productif informatisé et automatisé.
Prenons un exemple. Le fait est que
le produit de l'industrie automobile est l'alliage d'un bien (la voiture) et de
plusieurs services (conseil, financement du prêt, garantie pièces et main
d'oeuvre, entretien, dépannage, réparation).Le fait est aussi que ce
produit est élaboré par un partenariat (sous-traitants, fournisseurs,
intégrateur, concessionnaires). Le fait est enfin que la cohésion de cet
alliage, de ce partenariat, est assurée par le système d'information.
Mais le fait est que cette industrie
reste attaché à l'époque glorieuse, et pas si lointaine, où l'automobile était
l'emblème de l'économie et où ce produit procurait à son possesseur l'image de
son statut social, voire de sa virilité.
La culture de cette industrie étant et
restant celle de la mécanique, (1) ses systèmes d'information sont et restent
boiteux (défauts de la sémantique, processus mal outillés, supervision négligée
etc.), (2) les services, pourtant essentiels à la satisfaction des clients, sont
négligés, (3) elle propose des modèles répondant à un désir de puissance qui
n'est plus de saison (ils peuvent rouler à 250 km/h alors que la vitesse sur
autoroute est limitée à 130 km/h) et sa publicité lutte pour retarder
l'émergence d'une demande conforme aux besoins.
Même si une relance est nécessaire dans
l'immédiat pour sortir l'économie du coma où l'a plongée le séisme financier,
elle ne pourra pas résorber ce déséquilibre. La politique économique ne pourra
être efficace à terme que si elle s'appuie sur une conscience claire du
phénomène de l'informatisation et de la séquelle de ses effets
anthropologiques.
Que faire?
L'informatique a été l'outil de la
catastrophe, mais pour que celle-ci se déploie il a fallu qu'il soit mis au
service d'orientations délibérées. Maintenant qu'elles ont porté leurs fruits,
elles paraissent stupides ou criminelles – mais comme elles étaient arrogantes
lorsqu'elles triomphaient !
Elles s'appuyaient sur des théories
économiques. Friedrich von Hayek (1899-1992) a fondé son analyse sur la critique
de l'intervention de l'État et l'exaltation de l'initiative individuelle ([8]).
Milton Friedman (1912-2006) a donné pour but à l'entreprise la « création de
valeur pour l'actionnaire » ([5]). Michael Polanyi (1891-1976) a estimé que les
marchés étaient capables de s'autoréguler ([13]).
Ceux des modèles économiques qui rencontrent
le succès dans les milieux dirigeants ne sont pas ceux qui éclairent la
situation présente, mais ceux qui offrent le renfort d'un argumentaire à leurs
préjugés et leurs intérêts immédiats.
Ainsi Hayek, Friedman, Polanyi – et aussi
Smith, avec sa « main invisible » que l'on a interprétée à contresens ([17]) –
ont fourni à leur corps défendant des alibis intellectuels péremptoires à des
dirigeants et des politiques qui n'étaient conscients ni des possibilités, ni
des risques. Tandis que l'informatisation transformait le système productif et
la vie sociale elle-même, l'attention s'en est détournée pour se focaliser sur
l'enrichissement des actionnaires.
Et après avoir nié l'utilité de l'État, on a
privatisé les réseaux dont il était jusqu'alors responsable (routes, énergie,
chemin de fer, télécoms, poste) : mais si le but de ces infrastructures devenait
de « produire de l'argent », rien ne garantissait que les entreprises pourraient
bénéficier de la qualité, de la régularité du service dont elles ont besoin. Il
est d'une ironie amère que le secteur financier, grand acteur et grand
bénéficiaire de ces privatisations, se blottisse aujourd'hui sous l'aile de
l'État pour éviter la faillite.
* *
Ici s'impose une analogie avec l'art
militaire. Lorsque des armes nouvelles sont mises à la disposition des armées,
celles-ci doivent définir la « doctrine d'emploi » de ces armes.
Or nous ne disposons pas, aujourd'hui, de la
doctrine d'emploi de l'informatique ni de ses corollaires que l'on nomme
« économie de l'immatériel », « économie cognitive », « économie de la
connaissance » etc. La crise financière actuelle, certes grave, révèle une
carence qui porte en elle la menace d'une crise plus profonde encore.
Élaborer cette doctrine d'emploi est donc
pour les économistes la mission prioritaire. La mettre en œuvre sera – par delà
les actions que réclame immédiatement et impérativement la crise financière – la
priorité de la politique économique. Pour la concevoir, on peut dès aujourd'hui
s'inspirer de l'exemple que donnent les rares entreprises qui ont mis en place
un système d'information de qualité (Volle, [23]).
Libéré de l'affolement qui, à l'occasion
d'une déréglementation et d’une privatisation généralisées, a fait le lit de la
féodalisation de l'économie (Volle, [21]), le raisonnement devra reconsidérer le
rôle des institutions dans la biosphère : celui de l'État et des réseaux, celui
des grands systèmes institutionnels (éducatif, sanitaire, judiciaire etc.), et
aussi enfin celui de l'entreprise.
* *
Références
[1] Michèle Debonneuil. L'espoir
économique : vers la révolution du quaternaire.
Bourin, 2007.
[2] Sean Dodson. Was
software responsible for the financial crisis? The Guardian, 16 octobre
2008.
[3] Richard Dooling. The
Rise of the Machine. The New York Times, 12 octobre 2008.
[4] Charles Duhigg.
Pressured to Take More Risk, Fannie Reached Tipping Point. The New York Times,
4 octobre 2008.
[5] Milton Friedman.
Capitalism and Freedom. University of Chicago Press, 1962.
[6] Bertrand Gille.
Histoire des techniques. Gallimard La
Pléiade, Paris, 1978.
[7] Jean-Luc Gréau.
L'avenir du
capitalisme. Gallimard, 2005.
[8] Friedrich von Hayek.
Law, Legislation and Liberty. University of Chicago Press, 1973.
[9] John Hicks. Mr Keynes
and the 'Classics': a suggested Interpretation. Econometrica, 1937.
[10] Neville Holmes. The
Credit Crunch and the Digital Bite. Computer, janvier 2009.
[11] John Maynard Keynes.
The General Theory of Employment, Interest and Money.
Palgrave Macmillan, 1936.
[12] Frédéric Lemaître. Le forum de Davos en
plein brouillard. Le Monde, 27 janvier 2009.
[13] Michael Polanyi.
The Logic of Liberty.
University of Chicago Press, 1951.
[14] Jacques Printz. Architecture
logicielle. Dunod, 2006.
[15] Roberto Saviano.
Gomorra. Gallimard, 2007.
[16] Claude E. Shannon.
The Mathematical Theory of Communication. University of Illinois Press,
1963.
[17] Adam Smith. An
Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations. Methuen and Co,
1776.
[18] Michel Volle.
e-conomie. Economica, 2000.
[19] Michel Volle.
Éloge du semi-désordre.
www.volle.com, juillet 2002.
[20] Michel Volle.
De l'Informatique :
savoir vivre avec l'automate. Economica, 2006.
[21] Michel Volle.
Prédation et
prédateurs. Economica, 2008.
[22] Michel Volle. Quelques considérations
sur la crise. www.volle.com, septembre 2008.
[23] Michel Volle. L'exemple de
l'entreprise. www.volle.com, janvier 2009.
Cette acception d'information diffère de celle que l'on attribue à
Shannon ([16]).
L'expression « économie de la conception » (ou si l'on veut « du design »)
est plus exacte qu'« économie de la connaissance » ou « économie de
l'information ».
Pour beaucoup de produits le prix, indépendant de la quantité consommée,
prend déjà la forme d'un droit d'accès forfaitaire.
Dans la même veine, on peut lire Dodson, [2] et Holmes, [10].
Les logiciels embarqués de la NASA, qui sont parmi les mieux vérifiés,
comportent encore un défaut par dizaine de milliers de lignes de code source
(Printz, [14] p. 73).
« Les opérations du back office sont réalisées par un automate que
nous ne maîtrisons pas, m'a dit ainsi un informaticien d'une grande banque.
Il se peut qu'un jour il lance sur le réseau une rafale d'ordres inopportuns
: alors la banque pourrait être ruinée en cinq minutes. »
« J'aurais pu copier leurs bases de données sur le disque dur de mon
ordinateur portable, a dit un de mes étudiants après un stage dans une autre
grande banque. À la fin du stage j'ai conservé mes habilitations : je
pourrais, si je le voulais, entrer dans leur système pour y faire des
dégâts. »
« Mr. Hudd told employees to “get aggressive on risk-taking, or get out of
the company. ”Everybody understood that we were now buying loans that we
would have previously rejected, and that the models were telling us that we
were charging way too little”, said a former senior Fannie executive. » (Duhigg,
[4]).
La clarification de la théorie de Keynes a été amorcée par John Hicks
(1904-1989) (Hicks, [9]).
La doctrine d'emploi de l'aviation a été longue à venir (« L'aviation,
disait Foch en 1910, c'est du sport. Pour l'armée c'est zéro »). Si l'armée
française a été vaincue en 1940 c'est parce que l'Allemagne, animée par les
forces suicidaires mais puissantes du ressentiment, avait défini une
meilleure doctrine d'emploi des armes que procurait l'industrie.
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