Pierre Musso a fait rééditer ce court texte
inachevé, publié en 1825 après la mort de Saint-Simon (1760-1825) et que
celui-ci considérait comme le couronnement de son œuvre.
Musso a tort de dire dans sa préface que la
religion à laquelle Saint-Simon appelle est « sans Dieu et sans Christ » : s’il
en était ainsi, celui-ci ne l’aurait pas nommée « nouveau christianisme ».
Saint-Simon a d'ailleurs placé en exergue de son livre
une citation de Saint Paul citant lui-même la Bible (Lévitique 19 :18) : « Celui
qui aime les autres a accompli la loi. Tout est compris en abrégé dans cette
parole : tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il a appelé à revenir à la
foi authentiquement chrétienne dont, selon lui, l’Église s’est détournée.
Le Nouveau Christianisme est le
contraire du Port Royal de Sainte-Beuve. Port-Royal est un long
chef d’œuvre d’érudition et d’exactitude dans les détails, mais Sainte-Beuve se
représente le christianisme, de façon superficielle, comme la religion de la
maladie et de la souffrance. Le Nouveau Christianisme, au contraire, est
d’un schématisme simplet et abonde en erreurs factuelles, mais la conception
qui l'oriente s'enracine dans la Bible.
Dans toute pensée, dans tout texte, il faut
distinguer l’orientation qui l'anime et le soin accordé à la mise au point. Le schématisme,
l’inexactitude, ne sont pas inconciliables avec la profondeur. L’orientation
peut être droite alors que le soin est insuffisant : c’est le cas de
Saint-Simon. Sainte-Beuve a, lui, développé avec soin une orientation tordue.
* *
Résumons le propos de Saint-Simon. L’idée
qui l’oriente est simple : « Jésus a donné à ses apôtres et à leurs successeurs
la mission d’organiser l’espèce humaine de la manière la plus favorable à
l’amélioration du sort des pauvres ».
Par « bien-être », Saint-Simon entend les
conditions physiques et morales de l’existence : il ne s’agit donc pas seulement
du bien-être matériel que procure l’économie. Le « vrai christianisme », selon
Saint-Simon, implique de lutter contre la pauvreté. Cette conception est
proche de la notion d’équité qu’a élaborée John Rawls.
« Le clergé a donc pour mission d’exciter
l’ardeur de tous les membres de la société vers les travaux d’une utilité
générale » car ils bénéficieront à la classe la plus nombreuse, qui est aussi la
plus pauvre. Les travaux d’utilité générale auxquels pense Saint-Simon sont ceux
(routes, canaux, chemins de fer, entreprises etc.) que
permettent la culture des « beaux-arts, des sciences exactes
et de la capacité industrielle ».
Ils n’ont pas pour fin la puissance de la nation mais le bien-être des
pauvres. L’amélioration du sort des pauvres entraînera d’ailleurs
l’accroissement du bien-être des riches « car Dieu regarde tous les
hommes, même les riches, comme ses enfants ».
Cependant, alors que « le clergé romain a
été orthodoxe jusqu’à l’avènement de Léon X au trône papal en 1513, parce que jusqu’à
cette époque il a été supérieur aux laïques dans toutes les sciences dont les
progrès ont contribué à l’accroissement du bien-être de la classe la plus
pauvre, depuis il est devenu hérétique parce qu’il n’a plus cultivé que la
théologie et qu’il s’est laissé surpasser par les laïques dans les beaux-arts,
dans les sciences exactes, et sous le rapport de la capacité industrielle ».
Le but que s’est donné l’Église (depuis Léon
X), c’est « de faire passer les laïques sous la dépendance la plus absolue du
clergé. Les religions prétendues chrétiennes ne sont que des hérésies, car elles
ne tendent pas directement à l’amélioration la plus rapide possible du bien-être
de la classe la plus pauvre ». Les condamnations prononcées par l’inquisition
« ont toujours eu pour objet de rendre le clergé catholique tout puissant en
sacrifiant la classe des pauvres aux laïques riches et investis de pouvoir, à
condition que ces derniers consentiraient eux-mêmes à se laisser dominer sous
tous les rapports par les ecclésiastiques ».
La théologie, « science de l’argumentation
sur les questions relatives au dogme et au culte », a permis aux clergés
hérétiques « de fixer l’attention des fidèles sur des minuties » et de leur
faire perdre de vue le but du christianisme. Il faudrait « ne présenter que la
morale comme véritable doctrine religieuse, et n’employer le dogme et le culte
que comme des moyens pour fixer sur elle l’attention de tous les chrétiens ». Le
but du culte est ainsi de « fixer l’attention des fidèles sur les intérêts qui
leur sont communs » en familiarisant leur esprit avec ce principe : « tous les
hommes doivent se conduire en frères les uns à l’égard des autres ».
« Les grandes combinaisons industrielles
(entendons : les entreprises) tendent plus directement à l’amélioration du sort
de la classe pauvre qu’aucune des mesures prises jusqu’à ce jour par le pouvoir
temporel ainsi que par le pouvoir spirituel ». Mais il faut « soumettre tous les
intérêts particuliers à l’intérêt général » : l’entreprise à laquelle pense
Saint-Simon n’est donc pas l’entreprise capitaliste « libérale », mais celle qui
accomplit une mission d’intérêt général en organisant un rapport productif entre
les êtres humains et la nature.
Les beaux-arts, les sciences d’observation
et l’entreprise doivent donc être placés « à la tête des connaissances sacrées » et on
on doit classer comme impie « toute doctrine ayant pour objet d’enseigner aux hommes
d’autres moyens pour obtenir la vie éternelle que celui de travailler de tout
leur pouvoir à améliorer l’existence de leurs semblables ».
« Par ce moyen, le pouvoir de César, qui est
impie dans son origine et dans ses prétentions, se trouvera complètement
anéanti » : les critères de légitimité qui fondent le pouvoir politique
changeront de nature, les savants, artistes et entrepreneurs étant appelés à
devenir les « directeurs généraux de l’espèce humaine ».
La doctrine de Saint-Simon n’est pas
égalitariste : il reproche d’ailleurs aux protestants d’avoir « trop étudié la
Bible, qui pousse les gouvernés à établir dans la société une égalité absolument
impraticable ».
*
*
Il y a dans tout cela de quoi hérisser
quiconque connaît un peu d’histoire : Saint-Simon schématise au point de
caricaturer. Il fait par exemple du règne de Léon X (pape de 1513 à 1521 et
grand seigneur plus que religieux)
une époque charnière, l’Église passant alors selon lui de l’orthodoxie à
l’hérésie : c’est ne pas voir que cette institution oscille en permanence, comme
toutes les autres, entre la fidélité à sa mission et la trahison ; c’est ignorer
que la critique la plus vigoureuse des excès de Rome a été formulée par des
ecclésiastiques qui parlaient en connaissance de cause.
Il reproche à Luther d’avoir « supprimé la
musique », alors que les luthériens lui ont au contraire donné une
grande place dans le culte. Il reproche aux Jésuites de s’être chargés « de
faire prévaloir aux yeux de Dieu les intérêts des riches et des puissants sur
les intérêts des pauvres » en oubliant la république qu’ils ont créée en
Uruguay pour défendre les Indiens. Dans son attaque contre le clergé, il oublie
les hôpitaux et autres institutions charitables que l’Église a fondées et entretenues.
Il est vrai qu’à son époque, sous la
Restauration, le clergé catholique accaparait en sous-main le pouvoir politique
en France (pour désigner ce phénomène Stendhal a parlé de la « congrégation »).
Cela explique peut-être ses exagérations, mais ne suffit pas à les excuser.
On peut lui faire des reproches sur des
points plus fondamentaux encore :
- il entend conforter le bien-être physique
et moral des plus pauvres, puis de tous ; mais il ne semble pas percevoir que le bien-être
ne peut s'épanouir en bonheur que si l'on passe par une mise en
ordre des valeurs, ce qui suppose de tirer au clair les fondements théologiques et
symboliques de notre culture (incarnation, résurrection, prédestination etc.) ;
- il idéalise l’entreprise mais, étant elle
aussi une institution, elle est tout comme l’Église sujette à la trahison – ce
qui n’enlève rien à sa valeur mais invite à être vigilant et à éviter la naïveté ;
- comment enfin « les savants, artistes et
industriels », devenus « directeurs généraux de l’espèce humaine »,
pourraient-ils être prémunis contre l’ivresse du pouvoir ? On doit corriger ici
Saint-Simon en tirant les leçons d’expériences qu’il n’a pas pu connaître :
l’impérialisme, le colonialisme, les dévoiements bureaucratiques et
totalitaires, la prédation déguisée en entreprise etc.
* *
Les erreurs factuelles de Saint-Simon, la
grossièreté de ses approximations sont exaspérantes : il a la rudesse et la
simplicité des prophètes. Une fois purgée l’exaspération, cependant, son propos
éveille la réflexion.
S’il n’est pas un grand théologien, il a
pourtant raison de faire de l’amour du prochain, donc du souci du bien-être des
pauvres, la pierre de touche de l’action du chrétien. Que l’Église ait souvent
poursuivi d’autres priorités, c’est là un fait indéniable.
Sa conception de l’entreprise, qu’il nomme
« industrie », est saine : il perçoit la place qu’occupe dans la biosphère cette
institution qui s’intercale entre la nature et les besoins humains ainsi que la
mission civique qu’elle remplit en organisant l’effort collectif vers le
bien-être (voir Qu'est-ce qu'une entreprise
?).
* *
L’entrepreneur néo-chrétien de Saint-Simon a
fondé la tradition française du service public, de l’aménagement du territoire
et de son équipement en réseaux (cf. Pierre Musso).
C'est une personne éminemment respectable. Elle se consacre au bien commun ;
elle ne participe pas à la cruelle compétition entre winners et losers
inspirée de la doctrine calviniste de la prédestination qui, d’après
Edward Luttwak, caractérise la société américaine ;
elle ne cherche pas à faire fortune, elle n’est pas à l’affût des stock-options.
Elle est indemne de cet individualisme romantique qui a pour corollaire une peur
hystérique
de la mort. Enfin rien ne lui interdit de compléter Saint-Simon en puisant dans
la richesse symbolique de la Bible.
Saint-Simon nous confronte à une question
inévitable. Qui aura été fidèle à l’enseignement de Jésus : ceux qui consacrent leur vie au bien commun, donc aux pauvres, ou ceux
pour qui importent avant tout les dogmes qui, comme l’immaculée conception
(1854), l’infaillibilité pontificale (1870) ou l’assomption (1950), sont sans
rapport avec le bien-être des pauvres ?
* *
Imaginons une rencontre entre Saint-Simon et
la société contemporaine. Il donnerait la priorité au combat contre l’exclusion.
Il s’inquiéterait de l’évolution des services publics, de la dispersion des
revenus, de la prééminence acquise par la finance, de l’ampleur du terrain
ouvert aux prédateurs. Tout comme il a vu au début du XIXe siècle
les possibilités qu’offrait l’industrie, il verrait celles qu’offrent
aujourd’hui l’informatique et les réseaux (voir
L'usage des TIC dans les entreprises). Il militerait pour que les
entreprises en tirent parti en remplissant fidèlement (fides) leur mission, notamment en
respectant la santé de la planète.
Sa pensée serait sans doute jugée obsolète
par ceux des économistes qui, n’ayant jamais créé ni dirigé d’entreprise, savent
pourtant de science certaine que la « valeur de l’entreprise » s’évalue sur le
marché boursier et que tout le reste n’est qu’illusion. Mais certains
entrepreneurs y reconnaîtraient l'orientation qui confère un sens à leur vie.
Par « sciences exactes », Saint-Simon entend « les sciences d’observation »,
expression qui dans son langage désigne les sciences expérimentales.
Giovanni di Lorenzo de' Medici (1475-1521), cardinal à 13 ans, grand seigneur ami des arts, a été pape
sous le nom de Léon X ; il aurait dit
Poiché Dio ci ha dato il Papato, godiamocelo, « puisque Dieu nous a donné
la papauté, jouissons-en », et aussi « on sait de temps immémorial combien
cette fable du Christ nous a été profitable ».
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