J’ai travaillé dans une grande entreprise
dont les dirigeants agissaient au rebours du bon sens. « L’administration des
données est une tâche intellectuelle, donc superflue », disait le directeur
général ; quant au directeur financier, il avait une façon bien étrange d’évaluer la
rentabilité des projets.
Ces messieurs bien habillés ne parlaient
qu’entre eux. Quand ils croisaient dans un couloir une personne qui n’était pas
de leur cercle, leur regard la traversait sans la voir.
L’image qui s’imposait à moi – je l’ai
communiquée au PDG, à qui cela n’a pas fait plaisir – était que ces personnes
marchaient sur leurs mains : cela ne mène ni loin ni vite, mais comme c’est
difficile ceux qui savent le faire s’érigent en élite. Cela leur permet de
mépriser les ignorants
qui, eux, marchent sur leurs pieds.
* *
Selon Mme Parisot il ne convient pas de
« penser la politique économique en mettant le consommateur au centre ».
Sans doute n’a-t-elle pas assez lu Adam Smith, le fondateur de la science
économique, qui a écrit : « la
consommation est le seul but de la production, et les intérêts du producteur ne
doivent être respectés que dans la mesure où c’est nécessaire pour promouvoir
ceux du consommateur. Cette maxime est tellement évidente qu’il serait absurde
de tenter de la démontrer ».
Si le Medef nie une telle évidence, c’est qu’il
marche sur les mains. Il a agi pour que le projet de loi
autorisant les actions collectives des consommateurs devant les tribunaux soit
retiré de l’ordre du jour du parlement : cela aurait été selon
Mme Parisot « un coup assez dur porté aux entreprises ». N’est-il pas, au
contraire, conforme à leur intérêt que celles d’entre elles qui se comportent
comme des voyous puissent être sanctionnées ?
Le Medef semble se croire encore à l’époque
de la production de masse de produits standard qu’il convenait de faire
ingurgiter de gré ou de force par les consommateurs. Il n’a rien compris à
l’économie contemporaine qui suppose de tout autres relations avec le client,
une tout autre conception du marketing :
mais n'est-il pas normal qu'à l'instar des autres institutions le Medef pense et
agisse aujourd'hui au rebours de sa propre mission, qui est de promouvoir l'entreprise,
en oubliant précisément ce qui fait la mission de celle-ci ?
* *
L’économie contemporaine exige que l’on
sache respecter le client, diversifier les produits pour répondre à la
diversité des besoins, fournir les services nécessaires, veiller à la qualité.
Mais les dirigeants, se voulant réalistes, sont dupes d’un discours aussi
fallacieux que brutal. Les centres d’appel, qui rapportent d’autant plus
d’argent que le client attend plus longtemps, sont d’une qualité lamentable. Les
dépannages se font attendre longtemps (voir
Qualité
de service : la boucle locale du réseau téléphonique). Les grilles
tarifaires, les catalogues de produits sont délibérément incompréhensibles.
L’économie contemporaine exige en outre que
les entreprises sachent respecter les salariés. Mais elles font tout le
contraire ! Elles décentralisent le poids des responsabilités, mais non le
pouvoir de décision. Elles soumettent les concepteurs à une pression extrême –
toujours plus de travail, toujours plus de choses à apprendre, toujours moins de
délai pour produire, jamais les effectifs suffisants.
Elles se refusent à entendre ce que pourraient leur apprendre ceux qui, sur le
terrain, assurent la relation de proximité avec le consommateur. Alors même
qu’elles disent manquer de personnes compétentes, elles mettent au placard puis
poussent dehors les salariés de plus de 55 ans.
Ces mêmes dirigeants qui ne se soucient ni
des clients, ni des salariés, distribuent des dividendes énormes aux fonds de
placement et se gavent de stock-options : l’entreprise elle-même a disparu de leur
horizon. Ils croient peut-être, dans leur « réalisme » financier, s’inspirer de
l’exemple américain ; mais la France, comme tous les pays colonisés, ne sait
assimiler que ce que le colonisateur a de pire.
Les entreprises américaines ne sont certes
pas toutes exemplaires mais beaucoup d’entre elles ont compris l’économie
contemporaine et ont su y prendre une position d’avant-garde. Celles-là savent
respecter leurs clients, respecter leurs salariés, et les méthodes nouvelles y
sont assidûment expérimentées et étudiées (je pense ici à Google, à Amazon, et
aussi à Toyota qui n’est pas américaine ;
voir les
travaux d’Erik Brynjolfsson au MIT).
Des entreprises qui ne se mettent pas au
service du consommateur, qui méprisent leurs salariés, sont comme les généraux
français des années 1930 : elle se croient très malines, très avisées, mais
elles vont à l’échec et nous y entraînent avec elles.
« Consumption is the sole end and purpose of all
production; and the interest of the producer ought to be attended to only so
far as it may be necessary for promoting that of the consumer. The maxim is
so perfectly self-evident that it would be absurd to attempt to prove it. »
(Adam Smith,
An Inquiry into the
Nature and Causes of the Wealth of Nations,
Livre IV chap. 8.
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