L’ « idéologie du réseau » décrite par Pierre Musso illustre
les travers dans lesquels tombe une pensée qui se détourne de la démarche
expérimentale.
Dans l’entreprise, dans la
société, le réseau téléphonique ou téléinformatique est d’autant plus
transparent qu’il fonctionne mieux. Les techniciens qui le gèrent sont
invisibles tant qu’il fonctionne bien pour se faire réprimander si une panne se
produit.
L’idéologie du réseau,
emphatique et bavarde, contraste avec cette discrétion. Elle n’est pas produite
par des praticiens, mais par des philosophes ou des sociologues médiatiques dont
la parole est d’autant plus « libérée » qu’elle anticipe les effets sociaux de
techniques qu’ils ne connaissent pas.
Si quelqu’un dit des sottises
sur l’automobile, nous nous en rendons compte parce qu’elle nous est familière.
Le réseau n’est ni plus ni moins technique que l’automobile mais son
fonctionnement ne nous est pas familier. Alors, pour nous procurer un semblant
de compréhension, nous empruntons les raccourcis que proposent des idéologues.
Pierre Musso a cité avec une
implacable courtoisie la pensée, si l’on peut dire, de Manuel Castells,
Derrick de Kerckhove
ou Manuel de Landa.
On peut citer aussi Pierre Lévy,
Michel Serres,
Paul Virilio
: quand il s’agit du réseau, même des gens intelligents disent des sottises. Il
existe aussi heureusement des penseurs comme Daniel Bell ou Krzysztof Pomian qui
savent peser leurs mots et maîtriser leur intuition : mais ceux-là ne se
soucient pas d’être médiatiques.
Selon Pierre Musso, le concept
de réseau s’est, après une lente élaboration, cristallisé chez Saint-Simon
(1760-1825). Puis il s’est dégradé en idéologie, en « technologie de l’esprit ».
Musso s’appuie sur l’hypothèse pessimiste de Deleuze et Guattari : « la
généalogie de tout concept est structurée en trois moments : d'abord la
formation et la formulation, puis la vulgarisation et enfin la commercialisation
». Mais cette hypothèse est discutable : elle ne s’applique ni au concept de
cercle, ni à celui de cheval, ces deux concepts que Platon aimait à prendre pour
exemples.
On peut proposer une autre
hypothèse : si la mise en œuvre du réseau a déployé les implications du concept,
celles-ci n’ont jamais été véritablement pensées. En citant des
idéologues, Musso définit en creux ce que pourrait être le discours
raisonnable
sur le réseau. Mais les ingénieurs qui en
élaborent les éléments sont incapables de l’énoncer, accaparés qu’ils sont par
leur technique.
Il revient aux philosophes
d’assumer et de dépasser ces éléments en produisant les concepts qui permettent
de penser le réseau. Cependant l’étude approfondie d’un tel objet
technique demande plusieurs années de travail assidu. Celui qui s’est déjà
« tapé » de longues « études de philo » préfère peut-être se dispenser d’un
tel effort : mais alors il doit surtout éviter de « parler sans jugement de choses
qu’il ignore ».
Le philosophe pourrait faire
oeuvre utile en considérant la physique des réseaux, les méthodes
utilisées pour les concevoir, les services qu’ils rendent. L’approche
historique de l’innovation permet d’élucider ses mécanismes culturels,
sociologiques et économiques.
Le modèle en couches,
conçu pour modéliser les réseaux et les ordinateurs, est d’une portée plus
générale que ses applications techniques ; la représentation du trafic et
l’ingénierie du dimensionnement font appel à des méthodes statistiques qui
mériteraient l’examen. A la diversité des dispositifs techniques correspond
enfin la diversité des usages possibles, et autour de chaque usage se
développent une économie et une sociologie spécifiques.
Il est vrai que le philosophe
qui étudierait sérieusement le réseau prendrait le risque de se faire accuser de
« technicisme » par ceux de ses collègues qui, coutumiers du raisonnement par
analogie, ne se soucient pas d’étudier à fond les résultats techniques ou les
méthodes scientifiques qu’ils commentent.
Mais ce n’est pas parce qu’un philosophe étudie avec sérieux la technique (ou la
science, l’économie etc.) qu’il sera coupable de technicisme, de scientisme ou
d’économisme.
* *
Le reproche de « technicisme »
vient d'ailleurs de loin. Ceux qui croient que la vérité réside dans les Idées
Pures estiment en effet inutile d’examiner la nature, qu’elle soit physique,
humaine ou sociale. Lorsque Galilée invitait les théologiens à regarder dans son
télescope, ils refusaient :
si les trouvailles du praticien confirment les Idées (ici celles d’Aristote et
de Saint Thomas, mais chaque époque a ses propres arguments d’autorité, « magister
dixit »), il est superflu d’en prendre connaissance ; et si elles ne les
confirment pas c’est qu’elles sont fausses puisque les Idées sont vraies.
* *
La pensée en tant qu’activité
sociale (philosophie, culture, religion) est une place publique où se
rencontrent des personnes aux intentions diamétralement opposées.
1) Pour une première catégorie
de personnes, il s’agit d’apprivoiser un monde qui nous effraie par ses
phénomènes naturels (tonnerre et foudre, éruptions volcaniques, raz-de-marée,
inondations), par un destin qu’achèvent la décrépitude et la mort, par la
présence obscure d’êtres cachés dont on sent l’influence. La paix de l’esprit
s’acquiert en mettant de l’ordre dans ce monde, en y définissant une
classification cohérente qui, fût-elle purement descriptive, disciplinera
l’imagination. Chaque école de pensée a ainsi organisé le monde selon des
concepts qu'a confortés l’habitude. Cependant toutes ces classifications ont le
même but : seul importe pour la paix de l’esprit l’ordre que chacune instaure.
2) Pour une deuxième catégorie
de personnes l’effroi que cause le monde s’est estompé pour faire place à la
curiosité. Il ne s’agit plus d’apprivoiser le monde par la pensée mais de le
l'explorer, d'élucider ses mécanismes, de participer à son
mouvement, de le transformer par l’action afin de pouvoir vivre et y cultiver
ses valeurs. Les concepts légués par les écoles de pensée sont alors soumis à la
critique et triés par l’expérience. Ils ne sont plus jugés selon la seule
cohérence mais considérées comme des hypothèses parmi lesquelles l’expérience
jouera le rôle du juge de paix.
Articulée à l’action, la démarche expérimentale est attentive au savoir-faire
des techniciens qui, chacun dans son domaine spécial, entretiennent un rapport
intime et quotidien avec le monde de la nature.
La première catégorie de
personnes recherche le bien-être de la vie intérieure, fût-ce au prix de
l’illusion ; elle n’exige de la pensée rien d’autre que la cohérence interne. La
deuxième entend s’affronter par l’action au monde tel qu’il se présente à nous :
elle exige de la pensée, outre la cohérence, une parfaite soumission devant les
contraintes qu'impose l’expérience.
Ces deux catégories de
personnes dialoguent. Elles partagent un vocabulaire et des méthodes de
travail. Les concepts des unes nourrissent les hypothèses des autres. La démarche
descriptive est alors soumise à une approche normative, mais celle-ci lui est parfaitement
étrangère. Même s'il reste courtois, le dialogue entre les deux catégories
de personnes est donc un conflit.
Pour le décrire on a opposé
« matérialistes » et « idéalistes », « scientifiques » et « religieux ». Ce qui
s’affronte ici à travers leurs partisans respectifs, ce n’est pourtant ni la
matière et l’idée, ni la science et la foi, mais deux attitudes envers le monde
qui se sont succédées dans l’histoire et cohabitent en chacun de nous, leur
dosage variant selon les personnes et les moments.
Il est difficile, lorsque l’on
se cantonne à la pensée pure, de dire des choses pertinentes sur un objet
technique parce que l’on ignore les phénomènes naturels auxquels ses concepteurs
ont été confrontés. Si quelques rares penseurs y parviennent (comme Daniel Bell
et Pierre Musso lui-même) c’est parce qu’ils ont fait un effort exceptionnel.
La majorité des philosophes dira sur l’objet technique des sottises d’autant
plus énormes qu’il se sera davantage diversifié et compliqué.
Nous avons besoin aujourd’hui,
sur le réseau comme sur l’informatique ou sur la biologie, d’une pensée
philosophique qui se nourrisse de l’expertise et de l’expérience des ingénieurs
pour en dégager les concepts pertinents. Il faut revenir à Galilée, à la
modestie et à l’exigence de la démarche expérimentale. Ainsi nous arrivons au
porche de la Sagesse.
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