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Le piège de l'idéologie

15 septembre 2003


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Qu'est-ce qu'un philosophe?

L’ « idéologie du réseau » décrite par Pierre Musso[1] illustre les travers dans lesquels tombe une pensée qui se détourne de la démarche expérimentale.

Dans l’entreprise, dans la société, le réseau téléphonique ou téléinformatique est d’autant plus transparent qu’il fonctionne mieux. Les techniciens qui le gèrent sont invisibles tant qu’il fonctionne bien pour se faire réprimander si une panne se produit.

L’idéologie du réseau, emphatique et bavarde, contraste avec cette discrétion. Elle n’est pas produite par des praticiens, mais par des philosophes ou des sociologues médiatiques dont la parole est d’autant plus « libérée » qu’elle anticipe les effets sociaux de techniques qu’ils ne connaissent pas.

Si quelqu’un dit des sottises sur l’automobile, nous nous en rendons compte parce qu’elle nous est familière. Le réseau n’est ni plus ni moins technique que l’automobile mais son fonctionnement ne nous est pas familier. Alors, pour nous procurer un semblant de compréhension, nous empruntons les raccourcis que proposent des idéologues.

Pierre Musso a cité avec une implacable courtoisie la pensée, si l’on peut dire, de Manuel Castells[2], Derrick de Kerckhove[3] ou Manuel de Landa[4]. On peut citer aussi Pierre Lévy[5], Michel Serres[6], Paul Virilio[7] : quand il s’agit du réseau, même des gens intelligents disent des sottises. Il existe aussi heureusement des penseurs comme Daniel Bell ou Krzysztof Pomian qui savent peser leurs mots et maîtriser leur intuition : mais ceux-là ne se soucient pas d’être médiatiques.

Selon Pierre Musso, le concept de réseau s’est, après une lente élaboration, cristallisé chez Saint-Simon (1760-1825). Puis il s’est dégradé en idéologie, en « technologie de l’esprit ». Musso s’appuie sur l’hypothèse pessimiste de Deleuze et Guattari : « la généalogie de tout concept est structurée en trois moments : d'abord la formation et la formulation, puis la vulgarisation et enfin la commercialisation ». Mais cette hypothèse est discutable : elle ne s’applique ni au concept de cercle, ni à celui de cheval, ces deux concepts que Platon aimait à prendre pour exemples.

On peut proposer une autre hypothèse : si la mise en œuvre du réseau a déployé les implications du concept, celles-ci n’ont jamais été véritablement pensées. En citant des idéologues, Musso définit en creux ce que pourrait être le discours raisonnable[8] sur le réseau. Mais les ingénieurs qui en élaborent les éléments sont incapables de l’énoncer, accaparés qu’ils sont par leur technique.

Il revient aux philosophes d’assumer et de dépasser ces éléments en produisant les concepts qui permettent de penser le réseau. Cependant l’étude approfondie d’un tel objet technique demande plusieurs années de travail assidu. Celui qui s’est déjà « tapé » de longues « études de philo » préfère peut-être se dispenser d’un tel effort : mais alors il doit surtout éviter de « parler sans jugement de choses qu’il ignore[9] ».

Le philosophe pourrait faire oeuvre utile en considérant la physique des réseaux, les méthodes utilisées pour les concevoir, les services qu’ils rendent. L’approche historique de l’innovation permet d’élucider ses mécanismes culturels, sociologiques et économiques[10]. Le modèle en couches[11], conçu pour modéliser les réseaux et les ordinateurs, est d’une portée plus générale que ses applications techniques ; la représentation du trafic et l’ingénierie du dimensionnement font appel à des méthodes statistiques qui mériteraient l’examen. A la diversité des dispositifs techniques correspond enfin la diversité des usages possibles, et autour de chaque usage se développent une économie et une sociologie spécifiques.

Il est vrai que le philosophe qui étudierait sérieusement le réseau prendrait le risque de se faire accuser de « technicisme » par ceux de ses collègues qui, coutumiers du raisonnement par analogie, ne se soucient pas d’étudier à fond les résultats techniques ou les méthodes scientifiques qu’ils commentent[12]. Mais ce n’est pas parce qu’un philosophe étudie avec sérieux la technique (ou la science, l’économie etc.) qu’il sera coupable de technicisme, de scientisme ou d’économisme.

*  *

Le reproche de « technicisme » vient d'ailleurs de loin. Ceux qui croient que la vérité réside dans les Idées Pures estiment en effet inutile d’examiner la nature, qu’elle soit physique, humaine ou sociale. Lorsque Galilée invitait les théologiens à regarder dans son télescope, ils refusaient[13] : si les trouvailles du praticien confirment les Idées (ici celles d’Aristote et de Saint Thomas, mais chaque époque a ses propres arguments d’autorité, « magister dixit »), il est superflu d’en prendre connaissance ; et si elles ne les confirment pas c’est qu’elles sont fausses puisque les Idées sont vraies.

*  *

La pensée en tant qu’activité sociale (philosophie, culture, religion) est une place publique où se rencontrent des personnes aux intentions diamétralement opposées.

1) Pour une première catégorie de personnes, il s’agit d’apprivoiser un monde qui nous effraie par ses phénomènes naturels (tonnerre et foudre, éruptions volcaniques, raz-de-marée, inondations), par un destin qu’achèvent la décrépitude et la mort, par la présence obscure d’êtres cachés dont on sent l’influence. La paix de l’esprit s’acquiert en mettant de l’ordre dans ce monde, en y définissant une classification cohérente qui, fût-elle purement descriptive, disciplinera l’imagination. Chaque école de pensée a ainsi organisé le monde selon des concepts qu'a confortés l’habitude. Cependant toutes ces classifications ont le même but : seul importe pour la paix de l’esprit l’ordre que chacune instaure.

2) Pour une deuxième catégorie de personnes l’effroi que cause le monde s’est estompé pour faire place à la curiosité. Il ne s’agit plus d’apprivoiser le monde par la pensée mais de le l'explorer, d'élucider ses mécanismes, de participer à son mouvement, de le transformer par l’action afin de pouvoir vivre et y cultiver ses valeurs. Les concepts légués par les écoles de pensée sont alors soumis à la critique et triés par l’expérience. Ils ne sont plus jugés selon la seule cohérence mais considérées comme des hypothèses parmi lesquelles l’expérience jouera le rôle du juge de paix[14]. Articulée à l’action, la démarche expérimentale est attentive au savoir-faire des techniciens qui, chacun dans son domaine spécial, entretiennent un rapport intime et quotidien avec le monde de la nature[15].

La première catégorie de personnes recherche le bien-être de la vie intérieure, fût-ce au prix de l’illusion ; elle n’exige de la pensée rien d’autre que la cohérence interne. La deuxième entend s’affronter par l’action au monde tel qu’il se présente à nous : elle exige de la pensée, outre la cohérence, une parfaite soumission devant les contraintes qu'impose l’expérience.

Ces deux catégories de personnes dialoguent. Elles partagent un vocabulaire et des méthodes de travail. Les concepts des unes nourrissent les hypothèses des autres. La démarche descriptive est alors soumise à une approche normative, mais celle-ci lui est parfaitement étrangère. Même s'il reste courtois, le dialogue entre les deux catégories de personnes est donc un conflit.

Pour le décrire on a opposé « matérialistes » et « idéalistes », « scientifiques » et « religieux ». Ce qui s’affronte ici à travers leurs partisans respectifs, ce n’est pourtant ni la matière et l’idée, ni la science et la foi, mais deux attitudes envers le monde qui se sont succédées dans l’histoire et cohabitent en chacun de nous, leur dosage variant selon les personnes et les moments.

Il est difficile, lorsque l’on se cantonne à la pensée pure, de dire des choses pertinentes sur un objet technique parce que l’on ignore les phénomènes naturels auxquels ses concepteurs ont été confrontés. Si quelques rares penseurs y parviennent (comme Daniel Bell et Pierre Musso lui-même) c’est parce qu’ils ont fait un effort exceptionnel. La majorité des philosophes dira sur l’objet technique des sottises d’autant plus énormes qu’il se sera davantage diversifié et compliqué.

Nous avons besoin aujourd’hui, sur le réseau comme sur l’informatique ou sur la biologie, d’une pensée philosophique qui se nourrisse de l’expertise et de l’expérience des ingénieurs pour en dégager les concepts pertinents. Il faut revenir à Galilée, à la modestie et à l’exigence de la démarche expérimentale. Ainsi nous arrivons au porche de la Sagesse.


[1] Pierre Musso (1950-), Critique des réseaux, PUF 2003

[2] Dans La société en réseaux, Fayard 1998,  Manuel Castells (1942-) utilise le même mot « réseau » pour désigner une liste hétéroclite comportant vingt éléments (Musso, op. cit. p. 345) ; il nous suffira d’en citer le début : « 1) les réseaux techniques ; 2) les réseaux de pouvoir ; 3) les réseaux comme forme d’organisation ; 4) la logique de réseau, etc. »

[3] Derrick de Kerkhove dit (Musso, op. cit. p. 337) que la continuité entre le technologique et le biologique est établie parce qu'il y a de l'électricité partout ; que la numérisation rend « liquide » ce qui était solide ; qu'elle « atomise le réel » ; que la matière semble alors aussi fluide que la pensée elle-même etc.

[4] Manuel de Landa (1952-) enjambe l’intervalle entre automatique et biologique à la faveur d’une confusion entre le réel et sa représentation (Musso, op. cit. p. 335) : « Passé un certain seuil de connectivité, dit-il, la membrane dont les réseaux informatiques recouvrent la terre commence à ‘prendre vie’. Des logiciels indépendants vont bientôt constituer des communautés computationnelles encore plus complexes, où ils traiteront l’un avec l’autre, commanderont, se disputeront les ressources, se féconderont et enfanteront spontanément des programmes ».

[5] Pierre Lévy (1956-), L’intelligence collective et ses objets, La Découverte 1994.

[6] « Aujourd’hui notre mémoire est dans le disque dur. De même, grâce au logiciel, nous n’avons plus besoin de savoir calculer ou imaginer » (Michel Serres dans L’Expansion, 20 juillet 2000).

[7] Paul Virilio (1932-), La bombe informatique, Galilée 1998

[8] A l’adjectif rationnel nous préférons ici raisonnable car il qualifie les étapes heuristiques de la pensée aussi bien que son aboutissement formel.

[9] René Descartes (1596-1650), Discours de la Méthode, 1637

[10] Le philosophe peut trouver de précieuses indications dans les ouvrages suivants : (1) sur la conception des ordinateurs, Tracy Kidder, The Soul of a New Machine, Atlantic-Little Brown 1981 ; (2) sur l'évolution de l'informatique dans les années 60, Steven Levy, Hackers, Delta Publishing 1994 ; (3) sur les innovations réalisées par le PARC de Xerox, Michael Hiltzik, Dealers of Ligthning - Xerox PARC and the Dawn of the Computer Age, Harper Business 1999 ; (4) sur la création de l'Internet, Katie Hafner et Matthew Lyon, Where Wizards Stand Up Late, Touchstone 1996 ; (5) sur la création du World Wide Web, Tim Berners-Lee (1955-), Weaving the Web, Harper Business 2000 ; (6) sur l'histoire de la cryptographie, Steven Levy, Crypto, Viking 2001, etc.

[11] Michel Volle, e-conomie, Economica 2000, p. 72

[12] La démarche des philosophes français a été critiquée par Alan Sokal et Jean Bricmont dans Impostures intellectuelles, Odile Jacob 1999. Ces auteurs ont été taxés de « morgue scientiste », mais Jacques Bouveresse (1940-) les a efficacement défendus dans Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir 1999.

[13] Joseph Needham (1900-1995), Science and Civilisation in China, Cambridge University Press 1991, vol. 2 p. 90. L’Eglise, qui a condamné Galilée en 1633, ne l’a réhabilité qu’en 1992.

[14] Karl Popper (1902-1994), Objective Knowledge, Oxford University Press, 1979.

[15] L’action exige une exactitude dont la pensée pure croit parfois pouvoir se dispenser. Celui qui transporte une longue planche à travers un appartement doit se servir de ses sens : s’il se contente de « penser » il aura tôt fait d’écailler un plafond, balafrer un mur, écorner un chambranle, renverser une lampe, casser une vitre ou assommer quelqu’un. Si Platon a situé l’Etre dans les Idées, c’est sans doute parce que comme citoyen d’Athènes il possédait des esclaves qui réalisaient pour lui les tâches impliquant un rapport pratique au monde de la nature.