L'opinion d'autrui est intéressante mais il ne faut
pas lui accorder trop d'importance : elle s'exprime parfois de façon excessive.
Lorsque je travaillais à l’INSEE, un collègue quelque peu détraqué avait coutume
de s’écrier « quel con ! » chaque fois qu'il me croisait dans un couloir
; il
prononçait cela « k'hel k'hon ! », avec un k aspiré. Cela me faisait sourire, et
je me disais qu’un pauvre fou peut par hasard être clairvoyant : je suis
tellement stupide devant la masse des choses que j’ignore…
De même, on aurait
tort de prendre au sérieux ce que disent sur la France les feuilles à sensation
britanniques ou un quotidien comme Maariv.
* *
Dans la presse américaine, l'adjectif « French »
est utilisé ces jours-ci comme synonyme de paresseux, sophistiqué, futile, peu
sérieux, peu fiable, peu courageux et j'en passe. Un journaliste écrira « I feel
French today », pour dire qu'il se sent flappi, vaseux, sans énergie. Certes, ces qualificatifs révèlent l'ignorance
crasse de ceux qui les utilisent, mais ils ne sont pas sans
conséquences pratiques.
Le French bashing amorcé lorsque notre pays a dit
son désaccord avec les projets de George W. Bush se poursuit donc alors que 57
% des Américains réprouvent la façon dont Bush conduit la guerre et que 53 %
estiment qu'il aurait mieux valu ne pas la faire (source :
Washington Post - ABC News Poll, 28 août 2005 ; voir les graphiques dans
Evolutions de l'opinion).
Si vous trouvez cependant dans la presse américaine un
article suggérant que la France, ou tout autre pays opposé dès le début à cette guerre, a
peut-être eu raison, indiquez-le moi, je l'attends : tout se passe comme si
nous avions eu le tort
d'avoir raison trop tôt. Et ce tort là est impardonnable !
Selon un sophisme étonnant il faudrait aujourd'hui
que la guerre continuât en Irak, que des soldats américains s'y fissent tuer dans
le futur, parce que des soldats américains s'y sont fait tuer dans le passé
: « We owe them something, we will finish the task that they gave their lives
for », a dit Bush (« President Bush's Loss of Faith », éditorial du New York
Times, 24 août 2005).
* *
Il est vrai que nous avions acquis dans des
guerres coloniales ou néo-coloniales une expérience que le Vietnam n'a pas suffi à inculquer aux
Américains. Nous savons que l'on y perd non seulement des hommes, mais le
respect de soi-même. Les mauvais traitements, allant jusqu'à la torture et au
meurtre, infligés à des prisonniers à Guantánamo, en Irak et en Afghanistan nous
rappellent douloureusement les crimes commis naguère en Algérie. Ils révoltent beaucoup
d'Américains et pèseront longtemps sur la conscience de leur pays. C'est un
drame plus grave, plus destructeur encore que celui du Watergate en 1972.
* *
On a grand tort de rire de Bush. A
travers lui et son équipe « les héros de Shakespeare revivent », comme disait
Dietrich Bonhoeffer.
Bush est un personnage tragique et complexe qui rappelle le Richard
III de Shakespeare
: religiosité affichée (et électoralement fructueuse), énergie, persévérance,
indifférence envers l'opinion d'autrui, égoïsme s'exprimant avec une naïve
franchise.
Nous autres Français avons aussi nos héros de Shakespeare, ce sont ceux que l'on qualifie de « présidentiables ». Mais ils n'ont rien de
tragique : quand on les observe, embarrassés mais à l'affût de la posture efficace (pour eux) et
de la petite phrase assassine (pour leurs concurrents), ils font plutôt penser
au
Falstaff des Joyeuses commères de Windsor.
Pendant le temps ainsi perdu, l'histoire suit son
cours implacable
Et dans sa sombre plaine, ô douleur, j'entends rire
Le noir lion de Waterloo !
|