Quel adjectif utiliser pour désigner
l’économie et la société d’après-demain, celles qui résulteront d’une adaptation
mûrie aux possibilités qu’offrent l’automatisation de la production des biens et
l'ubiquité logique ?
Le mot « moderne » désigne aujourd’hui
l’économie industrialisée, mécanisée, qui s’est mise en place à partir de la fin
du XVIIIe siècle et qui a, après bien des drames, trouvé son régime
d’équilibre au XXe siècle.
Le mot « post-moderne »
désigne le désenchantement qui a, à partir des années 1960, a fait suite aux
triomphes de l’industrie : lassitude devant la consommation de masse, nouvelles
formes de la création artistique etc.
Mais quel mot utiliser pour désigner ce qui
se trouvera au-delà de la modernité et de la post-modernité, qui les
outrepassera ? Je propose « ultra-modernité »
en prenant le préfixe « ultra » dans ses deux significations : ce qui est outre,
au-delà, donc différent de la modernité ; et ce qui est superlativement moderne,
qui pousse la modernité jusqu’au bout de son exigence – mais qui, étant
« outre », répudie certains traits que l’on croyait propres à la modernité et
inséparables d’elle.
* *
L’ultra-modernité est déjà présente parmi
nous mais sous forme d'un germe, de manifestations épisodiques, et sans que sa
logique ne se soit clairement dégagée.
Nous sommes ultra-modernes lorsque nous nous
soucions de notre effet sur l’environnement, trions nos déchets, économisons
l’eau et le carburant, améliorons l’isolation thermique de nos logements etc.
Nous sommes ultra-modernes lorsque nous
cultivons la sobriété dans notre consommation, lorsqu’en faisant nos courses
nous recherchons le meilleur rapport qualité / prix.
Nous sommes ultra-modernes lorsque, dans
l’entreprise, nous entretenons des rapports respectueux avec nos collègues de
travail ; notre entreprise est ultra-moderne si elle pratique, envers ses
salariés, clients, fournisseurs et partenaires, le
commerce de la considération.
Les économistes, les politiques, seraient
ultra-modernes s'ils définissaient la croissance non plus en termes de quantité,
mais de qualité (voir Vers la croissance qualitative).
L’enseignement est ultra-moderne lorsqu’il
indique aux élèves, par l’exemple historique, les voies de la démarche
scientifique et les invite à la mettre en pratique.
La langue, l’architecture, la culture sont
ultra-modernes lorsqu’elles puisent, dans l’héritage légué par les générations
antérieures, le nécessaire pour agir dans un monde toujours renouvelé.
Cela suppose la reconquête du langage qu'avait déjà évoquée
Georges Bernanos [2] : « Quiconque
tenait une plume à ce moment-là s'est trouvé dans l'obligation de reconquérir sa
propre langue, de la rejeter à la forge. Les mots les plus sûrs étaient pipés.
Les plus grands étaient vides, claquaient dans la main ».
En France les gens du peuple, instinctifs et fins, sont souvent
plus cultivés que les cuistres qui monopolisent la parole légitime.
La
sagesse
enfin, telle que l’ont définie les penseurs chinois, est
ultra-moderne : elle élucide les valeurs qu’elle entend promouvoir, elle dépasse
les limites de l’individu pour cultiver la plénitude de l’humain.
* *
Si, aujourd’hui, certaines de nos conduites
anticipent l'ultra-modernité, d’autres lui tournent le dos : l’ultra-modernité
est un possible, l’ultra-barbarie en est un autre. Le sage, disent les Chinois,
sait voir les germes du futur : son action consiste à les sélectionner avant que
leurs conséquences ne se soient déployées (voir
Au carrefour).
La modernité a, dans les pays riches,
supprimé la pénurie. Les générations qui ont inauguré l’abondance se sont bien
naturellement gavées, et il en reste des traces dans nos comportements : nous
sommes des enfants gâtés, gaspilleurs et mécontents. Contrairement à nos
attentes le bien-être ne nous a pas apporté le bonheur, mais nous ne savons pas
le chercher ailleurs.
Le nationalisme, le mépris de l’autre sont
des germes d’ultra-barbarie : l’individu, la nation ne pouvant mûrir qu’en
relation avec l’autre, le mépris est une pulsion suicidaire déguisée en énergie,
le nationalisme une trahison déguisée en fidélité.
* *
L’ultra-modernité est essentiellement
créative et donc exigeante. Elle n’a rien à voir avec ce que l’on qualifie
aujourd’hui de « moderne » : les impulsions de la mode, le chatoiement des
médias, la muséification de la culture et des villes, la vanité à laquelle
sacrifient les vies qui se dédient au pouvoir ou à la richesse.
Elle s’intéresse, par contre, à des choses
que nos modernes estiment « ringardes » parce qu’elles sont simples et intimes.
Voici une phrase ultra-moderne que l’on doit à Coco Chanel : « Après avoir tout
essayé, c'est dans une tasse de bon café, ou quand je me couche dans un lit aux
draps bien repassés, que je trouve mes plus grands plaisirs ».
|