Ce qui tient lieu de politique gouvernementale me paraît
dérisoire en regard des enjeux que je perçois.
Quelle politique ?Tout le
monde doit souhaiter le succès de Nicolas Sarkozy, que l'on ait voté pour lui ou
non : la réussite de son gouvernement serait notre réussite à tous. Aujourd'hui
plus que jamais, il ne convient pas d'avoir l'esprit partisan.
Mais dans la politique qui est menée on trouve :
- une rémanence du style médiatique qui a prévalu pendant la campagne
présidentielle, la gesticulation sensationnelle devant attirer en permanence le
regard ;
- une orientation semblable à celle que le New
York Times reproche à George W. Bush : faire en sorte que les riches deviennent
encore plus riches et les pauvres encore plus pauvres. Allègements fiscaux et
dépénalisation du droit des affaires pour les premiers, compression de la
sécurité sociale, test ADN, tolérance zéro et loi sur la récidive pour les
seconds ;
- une politique étrangère faite de tentatives de séduction personnelle (avec
Angela Merkel, Vladimir Poutine etc.) qui toutes tournent au fiasco ;
- l'accaparement par le président de la direction du gouvernement, ce qui (a)
rend dérisoire la fonction du premier ministre, (b) et surtout détruit la fonction du
président elle-même, car il n'existe plus de recours ni d'arbitre au-dessus de
la mêlée quotidienne.
Je me rappelle un déjeuner organisé par
l'Expansion, quelques mois avant les élections, et où Sarkozy a dit : "Le
but en politique, c'est de gagner les élections". Tout le monde a bien ri mais pas
moi : il me semble que le but en politique, c'est de concevoir puis de faire
ce dont le pays a besoin.
Celui qui a su gagner les élections sait-il gouverner ? Les preuves tardent à
venir.
Quels enjeux ?
J'aperçois par ailleurs, au bout du télescope comme du microscope que fournit ma
recherche, des enjeux qui restent orphelins et que je crois prioritaires.
Plus je fouille les statistiques et comptes rendus, mieux je perçois un
phénomène central : nous sommes passés vers 1975 d'un système technique à
l'autre (Bertrand Gille), l'économie étant
désormais dominée non par la mécanique mais par l'informatique. Le phénomène
essentiel n'est plus l'industrialisation mais l'informatisation ; le produit emblématique de l'époque n'est plus l'automobile
mais l'ordinateur en réseau.
L'économie, la société ont ainsi changé de pivot. L'industrie ne s'arrête pas
pour autant - l'industrialisation n'avait pas arrêté l'agriculture - mais les
priorités ne sont plus les mêmes.
* *
La mécanisation avait, à partir du XVIIIe siècle, transformé les armées et leur
doctrine, les entreprises et leurs méthodes de production, les villes et
jusqu'à la vie quotidienne qu'elle a équipée (machine à laver etc.). Les
institutions (éducation, santé, emploi, justice, finance etc.) s'y sont lentement et
péniblement adaptées.
L'informatisation transforme depuis 1975 les armées et leur doctrine (Rupert
Smith), les entreprises et les conditions de la production, jusqu'à la vie
quotidienne des personnes qui se sont apprivoisées à l'ordinateur en réseau. La
ville, les habitudes, les institutions n'ont cependant pas encore changé : il faut du temps
pour qu'elles évoluent en raison de leur inertie.
On peut, on doit anticiper aujourd'hui une transformation
d'ampleur comparable à celle qu'a occasionnée l'industrialisation - de nature
différente toutefois, et sans doute plus profonde puisque l'automate assiste
notre cerveau alors que la machine assiste notre corps.
* *
Je vois dans les entreprises les lenteurs,
blocages et illogismes qui s'opposent à la mise en place de systèmes
d'information de qualité. Mais elles avancent, fût-ce à reculons donc maladroitement
et lentement. Les administrations s'informatisent elles aussi : elles sont les
entreprises du service public.
Mais je n'entends, dans la sphère politique, aucun écho de cette transformation.
On continue à utiliser le PIB pour évaluer la croissance alors qu'il est
inadéquat (il mesure des volumes mais la croissance se fait désormais en
qualité) ; on cherche encore et encore à comprimer les prix (cf. le premier
rapport de la commission Attali) alors que c'est la qualité, la diversité des
produits qu'il faudrait encourager ; on invoque rituellement la recherche et
l'innovation mais sans leur indiquer les orientations que cette transformation
implique.
Alors que toutes les institutions sont frappées d'obsolescence, des prédateurs
tirent parti des nouvelles possibilités (cf. les analyses de
Jean-Luc Gréau et de
Jean-Louis Gergorin) : ils profitent de
l'inadéquation des lois et de l'appareil judiciaire. La mode est d'ailleurs à
l'enrichissement sans bornes, déraisonnable, et malgré ses excès et son
ridicule il suscite envie et émulation.
Considérons cas de l'éducation nationale. L'informatique introduit dans la
pédagogie des possibilités aussi bouleversantes que
ne le fit autrefois le livre imprimé : le réseau ne peut-il pas compléter la
salle de classe, l'autocontrôle la notation, l'animation l'enseignement
magistral ? Mais rien ne peut bouger dans cette institution figée, bloquée par
sa doctrine et par des corporatismes défensifs. Il en est de même dans la santé
(désordre du SI de la CNAM, des hôpitaux), de
la justice (désordre des greffes et du droit lui-même) etc.
Certes, il faudra quelques décennies pour
savoir vivre avec l'automate. Cela va nous occuper pendant tout le
XXIe siècle, voire au-delà : n'a-t-il pas fallu à l'humanité quelques
millénaires pour assimiler l'agriculture et l'élevage, trois siècles pour
assimiler la machine ?
Cependant les politiques restent muets devant une évolution qui crève les yeux et qui comporte autant de dangers que de possibilités. Le législateur
devrait y trouver du grain à moudre ! Mais le PS, sortant à peine d'une guerre
de clans pour la présidentielle, s'emploie à préparer la prochaine ; le PCF est
mort ; les écologistes, lancés sur le thème de la
décroissance, se refusent à percevoir les possibilités. Quant à notre
président, remonté comme un réveil, il s'agite parce qu'il s'est persuadé que
c'est ainsi que l'on gagne.
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