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 J’avais prévu que 
John Kerry 
gagnerait les élections présidentielles américaines de 2004. Si le résultat m’a 
donné tort l’évolution ultérieure de l’opinion 
des Américains a confirmé la tendance que j'avais repérée : à quelques mois  près George W. 
Bush n’aurait pas été réélu.  
De même, le mouvement d’opinion qui se 
dessine en faveur de François Bayrou annonce peut-être une prise de conscience 
nécessaire.
 
*     * 
Il est utile, pour évaluer les enjeux de 
l’élection présidentielle, de la situer sur la toile de fond de l’histoire 
économique. Celle-ci comporte dans notre pays des éléments que l’on retrouve, 
mutatis mutandis, dans les autres pays riches.  
Elle a été marquée par une 
rupture qui s’est produite en 1975 et que la statistique fait ressortir 
clairement : jusqu’à cette date, la part de l'industrie dans l’emploi 
avait crû. Après cette date, elle a continûment et fortement décru. La cassure qu'on 
lit sur le graphique ci-dessous est d'une netteté que l'on voit rarement dans 
les données macroéconomiques : 
  
Nos économies, et avec elles nos sociétés, 
sont en effet entrées alors dans une ère nouvelle. Elles avaient été tirées depuis le 
XVIIIe siècle par l’industrialisation, terme qui désigne la 
mécanisation  et la chimisation de la production. En 1975 le moteur a changé : 
l’informatisation a pris le relais de l'industrialisation, la microélectronique et le logiciel sont 
devenues les technologies fondamentales en lieu et place de la mécanique et de 
la chimie.  
Cela n’implique pas que la production 
industrielle ait reculé : elle n’a fait que croître. Mais la fonction de 
production n'est plus la même, d’où entre autres phénomènes le changement de 
la structure de l’emploi : à l'alliage 
« homme-machine » a succédé l'alliage « homme-automate». 
Les produits eux aussi ne sont plus 
les mêmes. Dans l’économie industrielle, le bien-être 
matériel résultait de la production et de la distribution massives de biens 
standardisés dont le coût de production diminuait. Dans l’économie quaternaire, 
celle qui se met en place depuis 1975, le bien-être résulte de la 
diversification des produits en vue de leur adaptation qualitative aux besoins 
des divers segments de clientèle ; en outre, les produits sont composés d’un alliage de biens et de 
services.  
J’ai décrit les grandes lignes de l’économie 
quaternaire dans   e-conomie, puis 
j’ai fait un zoom sur l’informatisation dans 
De l’Informatique. Je ne paraphraserai pas ici ces 
ouvrages (ils sont accessibles sur ce site en texte intégral), mais je voudrais 
exposer des résultats de cette recherche qui éclairent, me semble-t-il, la prochaine élection.
 
*     * 
L’industrialisation a fait craquer le cadre 
institutionnel de l’ancien régime et suscité la révolution française. 
Puis l’agriculture s’est industrialisée, les villes se sont développées, la classe 
ouvrière est née. La distribution de la richesse ainsi créée a été l’enjeu de 
la lutte des classes. Les syndicats,  la gauche, ont défendu puis promu la 
classe la plus démunie tandis que la coupure révolutionnaire suscitait une 
réaction qui a structuré la droite.  
L’économie agricole, soumise aux aléas du 
climat et à la volatilité des cours, avait ancré dans les mentalités une 
prudence habituelle : il fallait « mettre de l'argent de côté », épargner pour 
se prémunir contre les aléas. Mais cette habitude ne correspondait pas aux 
besoins de l'économie industrielle, qui est moins aléatoire que l'économie 
agricole. La crise des années 30 a été causée par un excès d’épargne 
qui étouffait la demande en même temps que la production et l’investissement : 
il faudra l’après-guerre pour que  les consommateurs, comme les entreprises, 
« réalisent » enfin le potentiel de l’économie industrielle et lui 
adaptent leurs comportements.  
Les luttes sociales, la leçon des 
événements, les réponses aux urgences ont par ailleurs modelé autour de cette 
économie la structure institutionnelle (sanitaire, financière, juridique, culturelle, médiatique) qui 
lui était adaptée.  
*     * 
A partir de 1975, l'industrie n'est plus le 
moteur de la société : le sol se dérobe sous ces 
institutions. Mais le ciment du corporatisme, leur ayant fait perdre leur mission de 
vue, les empêche de la redéfinir. Corsetées par leurs habitudes, elles se 
fissurent debout.  
Ainsi le débat entre  gauche et  droite, 
expression des enjeux de l’économie industrielle, a perdu son contenu. Il ne 
reflète plus qu’un conflit entre équipes semblables rivalisant pour le 
pouvoir et dans lequel chacun s'exprime selon un vocabulaire convenu. Des intrigants se sont d’ailleurs glissés parmi les militants, puis 
faufilés aux premières places pour parler en leur nom.  
Certes, on trouve parmi les politiques des 
personnes dévouées à leur mission et qui connaissent bien le fonctionnement des 
institutions. Mais l'informatisation, étant moins spectaculaire que 
l'industrialisation (un système d'information n'a pas la même évidence physique 
qu'une usine), n'a pas encore attiré leur attention. Comme elles n’ont pas perçu 
la nature, les enjeux de l’économie quaternaire, elles partagent le « désarroi » 
des Français 
et sont  incapables de leur proposer une orientation constructive. 
Le débat politique, stérilisé par une 
dispute rituelle, tire alors bassement sur les ressorts de l’émotion : chacune 
des catégories défavorisées fait l’objet d’un discours compassionnel cousu de 
fil blanc. La plupart des « mesures » annoncées sont autant de cadeaux à l’une ou l’autre, 
supposée prostituer son vote au plus offrant. D’autres « mesures » sont démagogiques (les 35 heures, l’ISF). 
Les franges du politique, 
enfin, cultivent des fantasmes (l’insécurité, la peur du nucléaire, la 
décroissance etc.).  
*     * 
Pas plus que ne l’était l’économie 
industrielle, l’économie quaternaire n’est intrinsèquement bonne, 
intrinsèquement conforme aux 
exigences de la nature comme de l’humanité. Les possibilités qu’elle offre, les risques qu’elle 
comporte sont  donc autant d’enjeux d’une lutte nécessaire, mais il s’agit d’une 
lutte nouvelle pour des enjeux nouveaux. Plutôt que des « mesures » et des 
« programmes », le citoyen semble  réclamer – certes confusément, 
mais intelligemment peut-être – que ces enjeux soient éclairés afin qu'il puisse 
promouvoir les orientations auxquelles il adhère.  
Si l'on prend au sérieux l’économie quaternaire, 
on voit se dessiner l’équilibre qui la rendra efficace : le 
consommateur, sobre et exigeant, réclame de la qualité plus que de la 
quantité ; les entreprises offrent des alliages diversifiés de biens et de 
services, finement adaptés aux besoins ; le commerce s’organise en intermédiations. 
 
Si la société « réalise » les possibilités 
que cette économie lui présente, le marché du travail s’équilibre (la production de 
services de qualité exige de nombreux emplois, y compris dans les services 
publics), la sobriété favorise le respect de l’environnement, la mission 
d’institutions aujourd’hui en crise est restaurée (système éducatif, système 
judiciaire, système de santé etc.), l’Europe elle-même prend enfin son sens. 
Mais nous sommes loin d’une telle 
« réalisation ». La plupart des consommateurs, encouragés par la publicité, sont 
encore à la recherche non de la qualité mais du prix le plus bas. La plupart des 
entreprises s’automatisent non pour offrir les services que devraient comporter leurs produits, mais pour comprimer encore et 
encore les effectifs. Ni la fiscalité, ni le droit du travail, ni plus 
généralement l'appareil des lois ne sont adaptés à l'économie quaternaire. Les services publics eux-mêmes se sont lancés, sous 
prétexte d’« économie », dans la baisse de la qualité.  
Il en résulte un blocage selon un équilibre 
aussi pervers, ou un déséquilibre, que celui que Keynes a diagnostiqué dans les années 30. Pour 
que l’équilibre soit efficace il faut que l’offre et la demande, tirant toutes deux 
parti des possibilités nouvelles, se soutiennent mutuellement comme les deux 
moitiés d’une voûte. Or pour construire une voûte il faut un cintre, en 
l’occurrence une incitation et un soutien politiques : si une moitié de voûte se 
met en place avant l’autre  sans être étayée, elle s’effondre.  
*     * 
Il faut percevoir aussi les dangers que 
comporte l’économie quaternaire. Cette économie,  la plus productive qui 
ait jamais existé, est l’économie du risque maximum (voir
e-conomie, chapitre 15). 
Elle suscite à la fois la mondialisation et une concurrence d’une extrême 
violence. On y voit ressurgir les formes archaïques de la société féodale. Si une volonté politique lucide ne la pilote pas, elle 
peut provoquer un éclatement de la société  non plus entre capitalistes et ouvriers 
mais entre riches, personnes à l'aise et exclus.  
Tout comme l’économie industrielle  a 
engendré l’impérialisme, le colonialisme, le totalitarisme, l’économie 
quaternaire est porteuse de fruits dont certains sont empoisonnés : le « laisser faire laisser 
passer » ne peut pas être efficace.  
Une orientation politique étant nécessaire, 
il faut d’autant mieux percevoir ce qui distingue l’entrepreneur fidèle à sa 
mission civique, créateur de structures productives et d’utilité, du 
prédateur qui pille les patrimoines et parasite des externalités positives 
(voir Noir silence et
Révélation$). L’un comme l’autre 
appartiennent à la classe des dirigeants et, tout comme l’escroc  sait feindre  l’honnêteté, le prédateur maîtrise  le langage de 
l’entreprise : faire la différence n’est donc pas facile mais dénigrer les 
« patrons » en bloc, tentation à laquelle cède souvent la gauche, n’y aide en rien.
 
*     * 
Contrairement à ce que dit Nicolas Sarkozy 
un président de la République n’a pas pour fonction de gouverner ni de gérer 
mais d’orienter et d’arbitrer, action moins quotidienne mais plus profonde. Il ne me paraît donc pas nécessaire qu’il présente 
un programme, moins encore une liste de « mesures ».  
Mais il importe qu’il ait compris, ou tout 
au moins senti, les questions que pose à notre pays l’atterrissage des économies 
riches dans le monde de l’informatisation, de l’automatisation, des services, de 
la qualité, ainsi que la montée en régime de la prédation.  
Je guette, quand les candidats parlent, les 
phrases qui expriment cette compréhension ou cette intuition, qui traduisent 
aussi une conscience historique de la place de notre pays dans le monde et de 
ses alliances naturelles - qui sont d'ailleurs, pour l'essentiel, celles que nos rois avaient déjà 
cultivées.   
Je n’entends cela, ou ne le sens, que chez 
François Bayrou. C’est donc pour lui que je voterai, quitte à rester vigilant 
par la suite. Chat échaudé craint l’eau froide et je n’ai pas oublié, chers amis 
socialistes, les déceptions qui ont suivi l’élection présidentielle de 1981. 
   
  
    
     
    Voir Michèle Debonneuil, L'espoir économique, Bourin 2007. 
      
    Ce désarroi fait honte quand on sait que la France est l’un des pays les 
    plus riches du monde, quand on a vu comment vivent les habitants des pays pauvres.  
 
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