Prospective des usages professionnels

22 juin 2007

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Je publie ci-dessous ma contribution à l'ouvrage collectif S'approprier les territoires augmentés qui publiera une synthèse des travaux du groupe de prospective « Territoires et cyberterritoire en 2030 » de la DIACT animé par Pierre Musso. Elle résume L'usage des TIC dans les entreprises et Explorer l'espace logique et comporte un encadré qui condense la contribution de Michel Frybourg.
 

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Le système d’information est devenu, pour les entreprises, tout à la fois le dictionnaire encyclopédique qui enregistre leur langage et leurs procédures et l’instrument qui balise, outille et aide à contrôler les processus de production. On le dit stratégique, c’est-à-dire digne de focaliser l’attention du stratège, mais on peut aller plus loin en affirmant que l’informatisation est actuellement pour l’économie, et même pour la société, le phénomène le plus important.

Système d’information : « Ensemble des éléments participant à la gestion, au stockage, au traitement, au transport et à la diffusion de l’information au sein d’une organisation » (Wikipédia). Il comprend donc des éléments matériels (mémoires, processeurs, réseaux), logiciels (système d’exploitation, programmes), sémantiques (référentiel) et pratiques (insertion dans les métiers de l’organisation).
 

Est-il bien compris ? Non ; les entreprises avancent à reculons, comme poussées par une main que l’innovation presserait fermement contre leur poitrine et en trébuchant sur le moindre obstacle. L’informatisation a rencontré, dans chacune de ses étapes, des résistances qui ont retardé de plusieurs années la mise en œuvre d’outils aujourd’hui banals comme les réseaux, les micro-ordinateurs, la messagerie, la documentation électronique, la rédaction coopérative ; équiper les processus de workflows ne va pas encore de soi et, comme les référentiels sont de mauvaise qualité, les programmes et les matériels doivent souvent répondre à des exigences démesurées.

Référentiel : « Ensemble de bases de données contenant les références d’un système d’information » (Wikipédia). Le référentiel contient la définition des « êtres » avec lesquels l’entreprise est en relation (clients, fournisseurs, partenaires, produits, équipements, salariés etc.), de leur identifiant et des attributs qu’il est pertinent d’observer sur eux. 
 

L’entreprise possède cependant, par rapport à d’autres institutions comme l’Éducation nationale, un avantage décisif : étant mortelle, le jeu démographique des décès et naissances la renouvelle continuellement. Il en résulte que les blocages finissent par céder, les tâtonnements par converger vers des solutions raisonnables. Cela explique la contradiction paradoxale entre l’universalité du blocage à court terme et la rapidité de l’évolution à moyen terme : les entreprises ou les personnes qui bloquent ne changent pas, mais elles sont remplacées.

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Pour comprendre où l’on va, il est utile de savoir d’où l’on vient. Nos entreprises, et de façon générale nos institutions, se sont bâties aux XIXe et XXe siècles sur la synergie entre la mécanique et la chimie, sur l’alliage entre la machine et l’organisation du travail humain[1].

Or vers 1975 le choc pétrolier a catalysé la transition, auparavant latente, vers un autre système technique, bâti celui-ci sur la synergie entre la microélectronique et le logiciel. Le travail humain s’est alors allié non plus à la machine, qui soulage l’effort physique réclamé par la production, mais à l’automate qui soulage l’effort mental.

La statistique en porte la trace évidente : en 1975 la part de l’industrie et du BTP dans la population active a atteint son maximum à 39 % ; puis elle a décliné rapidement et aujourd’hui le secteur tertiaire emploie plus des trois quarts de la population active[2] : l’automatisation a supprimé des emplois dans l’industrie et laminé la classe ouvrière.

Les réseaux ont par ailleurs conféré l’ubiquité à l’automate : celui qui travaille devant son écran-clavier, tout comme celui qui « surfe » sur le Web, mobilise les ressources de contenu, d’algorithmique et de puissance de serveurs dont la localisation lui importe peu. L’informatique fait ainsi accéder à un espace sémantique, un espace logique, dont la topographie est spécifique : on peut, entre l’utilisateur et la ressource, entre le lecteur et le texte, définir une distance inversement proportionnée à l’intérêt de ce texte pour ce lecteur ; on peut aussi définir une distance entre textes selon la similitude de leurs lectorats, et une distance entre lecteurs selon la similitude de leurs lectures. Les moteurs de recherche « intelligents », les outils de dissémination sélective exploitent cette topographie.

Structure de l’emploi et territoire : les usines devenant des automates, la structure de l’emploi tend dans l’économie contemporaine vers une forme spécifique :

- la direction générale des entreprises (stratégie, gestion des ressources humaines, finance) est située dans le centre ville d’une grande agglomération ;

- la conception des produits, où se dépense l’essentiel du coût de production, se réalise dans des bassins de compétence (Silicon Valley, banlieue sud de Paris, Sophia Antipolis, Grenoble etc.) où les concepteurs trouvent un contexte intellectuel et universitaire favorable ;

- la production physique, nécessitant peu d’emplois, se localise n’importe où dans le monde au gré des contraintes juridiques, financières et douanières ;

- le service de proximité, nécessitant de nombreux emplois au contact de la clientèle, est réparti sur tout le territoire selon une densité semblable à celle de la population visée.
 

L’espace logique est en rapport dialectique avec l’espace géographique. On a peut-être, dans les années 1990, trop attendu d’une croissance rapide des téléactivités, du télétravail etc. Cet espoir a été déçu mais le potentiel subsiste : une part croissante du travail est réalisée dans l’espace logique, qui est indifférent à la géographie : le développement informatique, la comptabilité, l’expertise juridique, l’analyse des images médicales etc. peuvent y être produits efficacement.

Les produits sont par ailleurs devenus des assemblages de biens et de services élaborés par des partenariats : l’automobile, fabriquée par des entreprises qui travaillent en réseau, s’entoure de services financiers, d’assurances, d’entretien périodique, de garanties pièces et main d’œuvre, d’alertes en cas de malfaçon. Le système d’information permet de contrôler, dans un partenariat, le partage des dépenses, des recettes et des responsabilités ; il permet aussi de gérer le bouquet de biens et de services que constitue désormais le produit. 

La conception de ces produits complexes, l’organisation des partenariats, demandent qu’un travail important soit réalisé avant que ne débute la production proprement dite. Pour certains produits, comme les logiciels et les circuits intégrés, la production physique n’est que la reproduction, à coût faible ou négligeable, d’un prototype dont la conception a par contre été très coûteuse. La fonction de coût est alors à rendement d’échelle fortement croissant : il en résulte un monopole naturel si le produit n’est pas différentiable en variétés, un équilibre de concurrence monopoliste dans le cas contraire.

Fonction de coût : fonction (au sens mathématique du terme) c(Y) qui relie le coût de production au volume produit Y. Le rendement d’échelle est croissant si le coût moyen d’une unité produite c(Y)/Y décroît lorsque la production augmente. Le coût marginal est le coût de la dernière unité produite, ou encore la dérivée c’(Y) de la fonction de coût.
 

L’évolution de la fonction de coût et, par conséquent, de la forme que prend la concurrence se transmet en cascade des technologies fondamentales vers les produits qui les incorporent : le coût marginal d’un avion, d’une automobile etc. est faible en regard de leur coût de conception. Le régime de la concurrence monopoliste, qui ne prévalait auparavant que pour quelques produits comme les livres ou les disques, se répand alors dans l’ensemble de l’économie et cela déconcerte des institutions qui s’étaient bâties autour de la confrontation entre monopole et concurrence.

Concurrence monopoliste : organisation du marché d’un produit caractérisée par (1) l’existence de plusieurs variétés répondant à la diversité des préférences des consommateurs, (2) la concurrence entre plusieurs entreprises offrant chacune une ou quelques variétés, (3) l’absence de barrière à l’entrée. Chaque entreprise est en situation de monopole envers les consommateurs qui préfèrent une des variétés qu’elle offre, et de concurrence par les prix envers ceux qui sont indifférents entre ses variétés et celles qu’offre une autre entreprise.
 

Bien plus : alors que la valeur avait été jusqu’alors étalonnée sur le volume de la production, la faiblesse du coût marginal relativement au coût de conception invite à la mesurer selon la qualité, la diversification qualitative des produits. Les définitions canoniques de l’utilité et de la croissance, que les économistes et les politiques ont héritées de la période de reconstruction d’après-guerre, doivent donc être révisées.

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Pour bâtir la prospective des usages professionnels, point n’est besoin de recourir à la science-fiction : il suffit de déployer des exigences qui se manifestent dès aujourd’hui, mais dont on n’a pas nécessairement une claire conscience ; puis d’extrapoler, très raisonnablement, les tendances en cours : la miniaturisation du matériel et la montée des performances qui résultent de la « loi de Moore », la hausse du rapport qualité/prix, la pénétration du logiciel libre, le rôle pris par le Web dans l’architecture des systèmes d’information etc.

L’organisation de l’entreprise articule le travail humain et l’automate informatique : l’alliage ainsi formé ne peut dégager de synergie que si chacun des membres du couple fait ce qu’il sait faire mieux que l’autre et si l’interface qui les relie est convenablement conçue. L’automate classe, retrouve et calcule mieux que ne le fait l’être humain ; celui-ci interprète, raisonne, explique, synthétise et décide mieux que ne le fait l’automate. L’expérience montre qu’il convient parfois de sous-automatiser : une automatisation complète désamorcerait la vigilance de l’être humain[3].

Une part importante du temps de travail de la population active, de l’ordre de 35 à 40 %, se déroule déjà devant l’écran-clavier qui donne accès au système d’information et donc dans l’espace sémantique que définit celui-ci. On prévoit que cette part dépassera 50 % dès les années 2010. Peu d’entreprises ont déjà perçu l’importance stratégique de la qualité du poste de travail, mais elles vont toutes devoir la constater.

Le poste de travail va d’ailleurs changer de nature tout comme l’a fait le téléphone : alors qu’il équipe le bureau (et parfois le domicile), l’ordinateur est en train de devenir mobile et donc d’équiper le corps lui-même. Dès lors l’ubiquité de l’informatique, jusqu’alors conditionnée par la proximité avec un terminal, devient absolue ; la doublure informationnelle de l’action, auparavant limitée à la sphère professionnelle, s’étend potentiellement à tous les domaines de la vie.

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Constat et recommandations

L’informatisation en « temps réel » a permis de passer de la planification des investissements à celle du flux opérationnel des services et usages, ce qui a accru la capacité de réaction aux événements imprévus. Elle facilite par ailleurs le fonctionnement de processus transverses à plusieurs entreprises (partenariats, « travail collaboratif »).

Alors que les infrastructures physiques (serveurs, réseaux) sont nécessairement situées dans l’espace géographique, la baisse des coûts de transports, des barrières tarifaires et culturelles, a permis de découpler les plates-formes de services des territoires qu’elles desservent. Les frontières des nations ne coïncident plus avec les frontières entre opérateurs.

Le programme d’un automate ne peut pas anticiper toutes les situations qui sont possibles dans la nature. L’automatisation doit donc comporter des procédures de fonctionnement en régime dégradé, voire de reprise en main par l’opérateur humain en cas de panne ou d’incident imprévu.

Dans les entreprises, la coopération entre des spécialités diverses suppose une écoute mutuelle aux antipodes du corporatisme défensif que l’on rencontre encore souvent. La gestion des ressources humaines des services de conception, ainsi que des services de proximité auxquels l’entreprise délègue des responsabilités étendues, doit manifester une considération attentive envers les personnes.

Michel Frybourg
 

Ces possibilités s’accompagnent de certains dangers. L’importance des coûts de conception accroît le risque de l’investissement, la concurrence monopoliste est potentiellement violente, l’informatisation procure des outils efficaces au blanchiment des gains illicites : il ne faut pas s’étonner si, depuis 1975, la corruption et la prédation se sont épanouies et si la guerre elle-même a pris une forme nouvelle, celle de la « guerre au sein de la population[4] ».

Les entreprises ne sauront pas toutes s’adapter à la production d’alliages de biens et de services ni au travail en partenariat, et celles qui bénéficient d’une position favorable ne mourront pas toutes immédiatement même si elles sont inefficaces : l’absurdité a donc de l’avenir. Les entreprises qui exploitent des plates-formes techniques soumises à l’économie du dimensionnement (transport, réseaux, serveurs), en particulier, devront pratiquer une diversification intensive de leurs services plutôt que d’étendre la surface couverte par le cœur de métier qu’elles chérissent : elles n’y parviendront pas toutes.

La vie dans l’espace sémantique, l’ubiquité de l’informatique n’apportent pas ipso facto la culture : elles offrent un terrain propice au déploiement de nouvelles perversités. En témoignent aujourd’hui à petite échelle l’usage désinvolte du téléphone mobile dans les lieux publics, à plus grande échelle l’épidémie de virus et de spams sur l’Internet.

Alors que la machine (automobile, machine à laver, machine outil etc.) outillait notre corps, l’automate doué d’ubiquité outille notre cerveau, notre esprit. Il fait ainsi plus et autre chose que de prolonger le machinisme : il touche à l’organe où se forment nos pensées et où nos valeurs se concrétisent sous la forme de projets d’action. Tout comme le fit autrefois le livre, il élargit notre vue sur le monde et les autres en même temps qu’il aiguise les séductions et illusions de l’imaginaire, du « virtuel ». Cela transforme notre conception du bien-être et donc la finalité que nous fixons à l’économie.

Cette évolution place notre génération au carrefour de deux orientations que l’on peut désigner par les mots « civilisation » et « barbarie ». La deuxième est la plus facile, le spectacle médiatique nous invite d’ailleurs quotidiennement à nous y engager. Pour emprunter la première il faudra faire l’effort de s’approprier les TIC, d’expérimenter et évaluer leurs apports, de les entourer de garde-fous. Comme les entreprises sont, de tous les acteurs de la société, ceux chez qui l’expérimentation est la plus avancée, il importe d’observer ce qui s’y passe pour en tirer les leçons et anticiper les possibilités, les difficultés et les pièges que vont rencontrer les autres acteurs.

L’analyse, l’expérimentation, sont des démarches exigeantes. Elles ne sauraient se satisfaire ni des imprécations de ceux qui éprouvent une « grande peur » devant les TIC, ni de l’optimisme béat de ceux qui croient qu’elles peuvent résoudre tous les problèmes. Elles doivent par ailleurs surmonter les ambiguïtés que provoque le jargon des spécialistes, comme l’imprécision du discours médiatique : pour ne prendre qu’un exemple l’informatisation ne saurait se réduire au « numérique », terme qui, évoquant ce qui se passe dans les couches basses de l’ordinateur, invite à se détourner des usages de l’informatique ; de même, l’équipement du territoire ne saurait se réduire aux réseaux, fussent-ils à haut débit, en se détournant de l’usage qui sera fait des TIC au-dessus des réseaux.


[1] Bertrand Gille, Histoire des Techniques, Gallimard coll. La Pléiade, 1978.

[2] Source : INSEE.

[3] C’est le cas pour le contrôle des centrales nucléaires, le pilotage des avions, la relation avec la clientèle dans les centres d’appel etc. : voir Éloge du semi-désordre.

[4] Rupert Smith, L’utilité de la force, Economica 2007.

Pour lire un peu plus :
-
L'usage des TIC dans les entreprises
-
Explorer l'espace logique
- A propos du workflow
- Comment concevoir un référentiel
- La concurrence monopoliste
- Pour une économie de la qualité
-
De la "loi de Moore" à l'ordinateur individuel
-
L'émergence d'un alliage
- Économie du dimensionnement
- Reconstruire les valeurs
- Au carrefour
- A propos du mot "numérique"

http://www.volle.com/rapports/diact2.htm
© Michel VOLLE, 2007 GNU Free Documentation License