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Commentaires sur :
Pierre Musso, Critique des réseaux, PUF 2003

2 juillet 2003

(Ce commentaire a été publié dans la revue Flux, avril-septembre 2004)


Liens utiles

- Économie du dimensionnement
- Télécommunications
- Modèle en couches

- Télécommunications et philosophie des réseaux
-
Le vocabulaire de Saint-Simon

Pierre Musso possède plusieurs spécialités. Administrateur des PTT, il a été chercheur au CNET où il a créé Créanet, unité consacrée à l’innovation fonctionnelle ; il représenté la CGT au conseil d’administration de France Télécom ; expert ès relations entre le politique et l’audiovisuel, il a dirigé la recherche à l’INA ; il a précisé la place qu’occupe Silvio Berlusconi dans l’histoire italienne ; il a consacré sa thèse de doctorat en philosophie à Saint-Simon ; il anime à la DATAR des groupes de travail sur les nouvelles technologies et l’aménagement du territoire ; il est professeur à l’Université de Rennes II etc.  

Pierre Musso est un penseur sérieux. Quand il parle de réseau, il sait de quoi il s’agit, ayant été chercheur au CNET. Dans Critique des réseaux, cependant, il parle non tant du réseau que de l’idéologie du réseau.

Le sort du réseau est singulier. Dans l’entreprise, dans la société, le réseau téléphonique ou téléinformatique est d’autant plus transparent qu’il fonctionne mieux : comme on le croit naturel ses pannes sont jugées intolérables. Les techniciens qui le gèrent ont le sentiment désagréable d’être invisibles tant qu’il fonctionne bien pour se faire réprimander dès qu’une panne se produit. L’Internet, qui fait encore tant parler de lui, sera lui aussi invisible dans quelques années (s’il fonctionne bien).

L’idéologie du réseau, emphatique et bavarde, contraste avec la discrétion du réseau réel. Elle n’est pas produite par des praticiens, des techniciens, mais par des philosophes, des sociologues, des journalistes dont la parole est d’autant plus « libérée » qu’elle anticipe les effets sociaux ou culturels de techniques qu’ils ne connaissent pas.

Le discours idéologique

Nous (grand public) n’accepterions pas que quelqu’un qui parle d’automobile dise des sottises : l’automobile et le code de la route nous sont familiers. Le réseau n’est ni plus ni moins technique que l’automobile mais son fonctionnement ne nous est pas familier. Alors, pour nous procurer un semblant de compréhension, nous nous hâtons d’emprunter les raccourcis que proposent des idéologues. Pierre Musso cite avec une implacable courtoisie la pensée, si l’on peut dire, d’un Manuel Castells, d’un Derrick de Kerckhove ou d’un Manuel de Landa, personnes écoutées par les responsables politiques et d’autant plus dangereuses.

Dans La société en réseaux Manuel Castells utilise le même mot « réseau » pour désigner une liste hétéroclite comportant vingt éléments (p. 345) ; il nous suffira d’en citer le début : « 1) les réseaux techniques ; 2) les réseaux de pouvoir ; 3) les réseaux comme forme d’organisation ; 4) la logique de réseau, etc. »

Derrick de Kerkhove dit (p. 337) que la continuité entre le technologique et le biologique est établie parce qu'il y a de l'électricité partout ; que la numérisation rend « liquide » ce qui était solide ; qu'elle « atomise le réel » ; que la matière semble alors aussi fluide que la pensée elle-même.

Manuel de Landa enjambe l’intervalle entre automatique et biologique à la faveur d’une confusion entre le réel et sa représentation (p. 335) : « Passé un certain seuil de connectivité, dit-il, la membrane dont les réseaux informatiques recouvrent la terre commence à ‘prendre vie’. Des logiciels indépendants vont bientôt constituer des communautés computationnelles encore plus complexes, où ils traiteront l’un avec l’autre, commanderont, se disputeront les ressources, se féconderont et enfanteront spontanément des programmes ».

On pourrait citer aussi Pierre Lévy[1], Michel Serres[2], Paul Virilio[3] : quand il s’agit du réseau, même des gens intelligents disent des sottises.

Il existe heureusement aussi des penseurs qui savent peser leurs mots et maîtriser leur intuition : mais ceux-là ne se soucient pas d’être médiatiques.

Ainsi Daniel Bell (p. 293) s’inspire de la philosophie politique de Saint-Simon pour décrire la société postindustrielle à laquelle il attribue cinq caractéristiques fondamentales : 1) naissance d’une économie de services ; 2) prééminence de la classe des professionnels et des techniciens ; 3) centralité du savoir théorique, générateur de l’innovation ; 4) maîtrise du développement technologique ; 5) création d’une nouvelle technologie de l’intellect. Krzysztof Pomian (p. 356) voit dans la démarche expérimentale la rivale des institutions religieuses :  elle suscite une « philosophie de l’histoire qui se donne à la fois pour un savoir et pour un appel à l’action, et qui voit donc le critère de sa validité dans le succès qu’elle remporte en tant que programme politique inspirant un mouvement social ou un parti ».

Peut-on parler du réseau avec exactitude ?

Selon Pierre Musso, le concept de réseau s’est, après une lente élaboration, cristallisé chez Saint-Simon. Puis il s’est dégradé en idéologie, en « technologie de l’esprit ». Selon Deleuze et Guattari, qu'il cite p. 234, « la généalogie de tout concept est structurée en trois moments : d'abord la formation et la formulation, puis la vulgarisation et enfin la commercialisation ». Je ne conçois pas ce qui fonde cette hypothèse pessimiste : elle ne s'applique, semble-t-il, ni au concept de cercle, ni à celui de cheval, deux concepts que Platon aimait à prendre pour exemples. 

On peut proposer une autre hypothèse : si la mise en œuvre du réseau a déployé les implications du concept, celles-ci n’ont jamais été véritablement pensées.

En citant des idéologues qui ont fait du concept de réseau leur fonds de commerce, Musso définit en creux ce que pourrait être le discours raisonnable[4] sur le réseau. Mais les ingénieurs qui en élaborent les éléments sont incapables de l’énoncer, accaparés qu’ils sont par les détails de la technique. Il revient aux philosophes d’assumer et de dépasser ces éléments en produisant les concepts qui permettent de penser le réseau : mais il laissent ce chantier en friche.

Il est vrai que l’étude approfondie d’un objet technique comme le réseau demande plusieurs années de travail assidu. Celui qui s’est déjà « tapé » de longues « études de philo » préfère peut-être se dispenser d’un tel effort : mais alors il devrait nous éviter le spectacle affligeant que donne un « gourou » inspiré qui « parle sans jugement de choses qu’il ignore[5] ».

Le réseau des ingénieurs

Explorons rapidement la diversité que comporte aujourd’hui le réseau, tel que les ingénieurs le conçoivent et le perçoivent. Le téléphone a d’abord emprunté la commutation de circuit, le codage analogique et le mode synchrone bidirectionnel. Le codage des données a d’abord été analogique (modems), puis la voix elle-même est devenue numérique (MIC[6]). La diffusion de la télévision et de la radio utilise divers réseaux unidirectionnels. La téléinformatique a diversifié les modes de communication par paquets : connecté (circuit virtuel, relais de trame) ou sans connexion (datagramme) ; asynchrone (messagerie) « store and forward » ou « store and retrieve ». Le partage des données de référence (notamment la mise à jour des tables d’adressage) entre les serveurs s’est fait par réplication ou par échange de messages. Il faudrait encore citer l’addition statistique des divers types de débit (régulier, variable, par bouffées) dans un canal partagé, le traitement des incidents, les questions de sécurité etc.

Vers une approche philosophique du réseau

Le philosophe pourrait faire oeuvre utile en considérant la physique des réseaux, les méthodes utilisées pour les concevoir, les services qu’ils rendent. Le modèle en couches[7], conçu pour modéliser réseaux et ordinateurs, est d’une portée plus générale que ses applications techniques ; la représentation du trafic et l’ingénierie du dimensionnement font appel à des méthodes statistiques qui mériteraient l’examen. A la diversité des dispositifs techniques correspond enfin la diversité des usages possibles et autour de chaque usage se développent une économie et une sociologie spécifiques. L’approche historique de l’innovation permet d’élucider ses mécanismes culturels, sociologiques et économiques[8]. Pierre Musso a un deuxième livre à écrire !

Il est vrai qu’il prendra le risque de se faire accuser de « technicisme » par ceux de ses collègues qui, coutumiers du raisonnement par analogie, ne se soucient pas d’étudier de près les résultats techniques ou les méthodes scientifiques qu’ils commentent[9]. Mais ce n’est pas parce qu’un philosophe étudie avec sérieux la technique (ou la science, l’économie etc.) qu’il est coupable de technicisme, scientisme ou économisme.

Rapports entre philosophie et technique

Le reproche de « technicisme » vient d'ailleurs de loin. Ceux qui croient que la vérité réside dans les Idées estiment en effet inutile d’examiner la nature, qu’elle soit physique, humaine ou sociale. Lorsque Galilée invitait les théologiens à regarder dans son télescope, ils refusaient[10] : si les trouvailles du praticien confirment les Idées (ici celles d’Aristote et de Saint Thomas, mais chaque époque a ses propres arguments d’autorité, « magister dixit »), il est superflu d’en prendre connaissance ; et si elles ne les confirment pas c’est qu’elles sont fausses puisque les Idées sont vraies.

La pensée en tant qu’activité sociale (philosophie, culture, religion) est une place publique où se rencontrent des personnes aux intentions diamétralement opposées.

1) Pour une première catégorie de personnes, il s’agit d’apprivoiser le monde car il nous effraie par les phénomènes naturels (tonnerre et foudre, éruptions volcaniques, raz-de-marée, inondations), par un destin qu’achèvent la décrépitude et la mort, par la présence obscure d’êtres cachés dont on sent l’influence. La paix de l’esprit s’acquiert en mettant de l’ordre dans ce monde, en y définissant une classification cohérente qui, fût-elle purement descriptive, disciplinera l’imagination.

Chaque école de pensée a ainsi organisé le monde selon des concepts que conforte l’habitude. Cependant toutes ces classifications sont équivalentes puisque seul importe pour la paix de l’esprit l’ordre que chacune instaure.

2) Pour une deuxième catégorie de personnes l’effroi que cause le monde s’est estompé pour faire place à la curiosité. Il ne s’agit plus d’apprivoiser le monde par la pensée mais de le connaître tel qu’il est, de comprendre ses mécanismes, de participer à son mouvement, de le transformer par l’action afin d’y vivre mieux et de pouvoir y cultiver ses valeurs.

Les concepts légués par les écoles de pensée sont alors soumis à la critique et triés par l’expérience. Ils ne sont plus jugés selon la seule cohérence, mais considérées comme des hypothèses parmi lesquelles l’expérience jouera le rôle d’un juge de paix[11].

Articulée à l’action, la démarche hypothético-expérimentale est attentive au savoir-faire des techniciens qui, chacun dans son domaine spécial, témoignent d’un rapport intime et quotidien avec le monde de la nature (y compris de la nature humaine et sociale)[12].

La première catégorie de personnes recherche le bien-être de la vie intérieure, fût-ce au prix de l’illusion ; elle n’exige de la pensée rien d’autre que la cohérence interne. La deuxième entend s’affronter par l’action au monde tel qu’il se présente à nous : elle exige de la pensée, outre la cohérence, une parfaite soumission devant les contraintes que lui impose l’expérience.

Ces deux catégories de personnes dialoguent. Elles partagent un vocabulaire et quelques méthodes de travail. Les concepts des uns nourrissent les hypothèses des autres : la démarche descriptive est ainsi soumise à une approche normative qui lui est parfaitement étrangère. Même quand il reste courtois, le dialogue entre les deux catégories de personnes est donc un conflit.

Pour le décrire on a opposé « matérialistes » et « idéalistes », « scientifiques » et « religieux ». Ce qui s’affronte ici à travers leurs partisans respectifs ce n’est pourtant ni la matière et l’idée, ni la science et la foi, mais deux attitudes envers le monde qui se sont succédées dans l’histoire et qui cohabitent en chacun de nous, leur dosage variant selon les personnes et les moments.

*
*  *
L’évolution du concept de réseau, telle que l’a décrite Pierre Musso, relève de la première approche. Or il est difficile, lorsque l’on se cantonne à la pensée pure, de dire des choses pertinentes sur un objet technique, parce que l’on ignore les phénomènes naturels auxquels ses concepteurs ont été confrontés. Si quelques rares penseurs y parviennent (comme Daniel Bell et Pierre Musso lui-même), c’est parce qu’ils ont accepté de faire un effort exceptionnel. La majorité des philosophes dira sur l’objet technique des sottises d’autant plus énormes qu’il se sera davantage diversifié et compliqué.

Nous avons besoin aujourd’hui, sur le réseau comme sur l’informatique ou sur la biologie, d’une pensée philosophique qui se nourrisse de l’expertise et de l’expérience des ingénieurs pour en dégager les concepts pertinents. Il faut revenir à Galilée.


[1] Pierre Lévy, L’intelligence collective et ses objets, La Découverte 1994.

[2] « Aujourd’hui notre mémoire est dans le disque dur. De même, grâce au logiciel, nous n’avons plus besoin de savoir calculer ou imaginer » (Michel Serres dans L’Expansion, 20 juillet 2000).

[3] Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée 1998

[4] Raisonnable semble préférable à rationnel car cet adjectif qualifie les étapes heuristiques de la pensée aussi bien que son aboutissement formel.

[5] René Descartes, Discours de la Méthode, 1637

[6] « Modulation par Impulsions et Codage »

[7] Michel Volle, e-conomie, Economica 2000, p. 72.

[8] Le philosophe peut trouver de précieuses indications dans les ouvrages suivants : (1) sur la conception des ordinateurs, Tracy Kidder, The Soul of a New Machine, Atlantic-Little Brown 1981 ; (2) sur l'évolution de l'informatique dans les années 60, Steven Levy, Hackers, Delta Publishing 1994 ; (3) sur les innovations réalisées par le PARC de Xerox, Michael Hiltzik, Dealers of Ligthning - Xerox PARC and the Dawn of the Computer Age, Harper Business 1999 ; (4) sur la création de l'Internet, Katie Hafner et Matthew Lyon, Where Wizards Stand Up Late, Touchstone 1996 ; (5) sur la création du World Wide Web, Tim Berners-Lee, Weaving the Web, Harper Business 2000 ; (6) sur l'histoire de la cryptographie, Steven Levy, Crypto, Viking 2001, etc.

[9] La démarche des philosophes français a été critiquée par Alan Sokal et Jean Bricmont dans Impostures intellectuelles, Odile Jacob 1999. Ces auteurs ont été taxés de « morgue scientiste », mais Jacques Bouveresse les a efficacement défendus dans Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir 1999.

[10] Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge University Press 1991, vol. 2 p. 90. L’Eglise, qui a condamné Galilée en 1633, ne l’a réhabilité qu’en 1992.

[11] Karl Popper, Objective Knowledge, Oxford University Press, 1979.

[12] L’action exige une exactitude dont la pensée pure croit parfois pouvoir se dispenser. Celui qui transporte une longue planche dans un appartement doit se servir de ses sens : s’il se contente de penser il aura tôt fait d’écailler un plafond, balafrer un mur, écorner un chambranle, renverser une lampe, casser une vitre ou assommer quelqu’un.