Pierre Musso est un penseur sérieux. Quand
il parle de réseau, il sait de quoi il s’agit, ayant été chercheur
au CNET. Dans Critique des réseaux, cependant, il parle non tant du réseau
que de l’idéologie du réseau.
Le sort du réseau est singulier. Dans
l’entreprise, dans la société, le réseau téléphonique ou téléinformatique
est d’autant plus transparent qu’il fonctionne mieux : comme on le
croit naturel ses pannes sont jugées intolérables. Les techniciens qui le gèrent
ont le sentiment désagréable d’être invisibles tant qu’il fonctionne bien
pour se faire réprimander dès qu’une panne se produit. L’Internet, qui
fait encore tant parler de lui, sera lui aussi invisible dans quelques années
(s’il fonctionne bien).
L’idéologie du réseau, emphatique et
bavarde, contraste avec la discrétion du réseau réel. Elle n’est pas
produite par des praticiens, des techniciens, mais par des philosophes, des
sociologues, des journalistes dont la parole est d’autant plus « libérée
» qu’elle anticipe les effets sociaux ou culturels de techniques qu’ils ne
connaissent pas.
Le
discours idéologique
Nous (grand public) n’accepterions pas que
quelqu’un qui parle d’automobile dise des sottises : l’automobile et
le code de la route nous sont familiers. Le réseau n’est ni plus ni moins
technique que l’automobile mais son fonctionnement ne nous est pas familier.
Alors, pour nous procurer un semblant de compréhension, nous nous hâtons
d’emprunter les raccourcis que proposent des idéologues. Pierre Musso cite
avec une implacable courtoisie la pensée, si l’on peut dire, d’un Manuel
Castells, d’un Derrick de Kerckhove ou d’un Manuel de Landa, personnes écoutées
par les responsables politiques et d’autant plus dangereuses.
Dans La société en réseaux Manuel
Castells utilise le même mot « réseau » pour désigner une liste hétéroclite
comportant vingt éléments (p. 345) ; il nous suffira d’en citer le début :
« 1) les réseaux techniques ; 2) les réseaux de pouvoir ; 3) les réseaux
comme forme d’organisation ; 4) la logique de réseau, etc. »
Derrick de Kerkhove dit (p. 337) que la
continuité entre le technologique et le biologique est établie parce qu'il y a
de l'électricité partout ; que la numérisation rend « liquide » ce qui était
solide ; qu'elle « atomise le réel » ; que la matière semble alors aussi
fluide que la pensée elle-même.
Manuel de Landa enjambe l’intervalle entre
automatique et biologique à la faveur d’une confusion entre le réel et sa
représentation (p. 335) : « Passé un certain seuil de connectivité, dit-il,
la membrane dont les réseaux informatiques recouvrent la terre commence à
‘prendre vie’. Des logiciels indépendants vont bientôt constituer des
communautés computationnelles encore plus complexes, où ils traiteront l’un
avec l’autre, commanderont, se disputeront les ressources, se féconderont et
enfanteront spontanément des programmes ».
On pourrait citer aussi Pierre Lévy,
Michel Serres, Paul Virilio
: quand il s’agit du réseau, même des gens intelligents disent des sottises.
Il existe heureusement aussi des penseurs qui
savent peser leurs mots et maîtriser leur intuition : mais ceux-là ne se
soucient pas d’être médiatiques.
Ainsi Daniel Bell (p. 293) s’inspire de la
philosophie politique de Saint-Simon pour décrire la société postindustrielle
à laquelle il attribue cinq caractéristiques fondamentales : 1) naissance
d’une économie de services ; 2) prééminence de la classe des
professionnels et des techniciens ; 3) centralité du savoir théorique,
générateur de l’innovation ; 4) maîtrise du développement
technologique ; 5) création d’une nouvelle technologie de l’intellect.
Krzysztof Pomian (p. 356) voit dans la démarche expérimentale la rivale des
institutions religieuses : elle
suscite une « philosophie de l’histoire qui se donne à la fois pour un
savoir et pour un appel à l’action, et qui voit donc le critère de sa
validité dans le succès qu’elle remporte en tant que programme politique
inspirant un mouvement social ou un parti ».
Peut-on
parler du réseau avec exactitude ?
Selon Pierre Musso, le concept de réseau
s’est, après une lente élaboration, cristallisé chez Saint-Simon. Puis il
s’est dégradé en idéologie, en « technologie de l’esprit ». Selon
Deleuze et Guattari, qu'il cite p. 234, « la généalogie de tout concept est
structurée en trois moments : d'abord la formation et la formulation, puis la
vulgarisation et enfin la commercialisation ». Je ne conçois pas ce qui fonde
cette hypothèse pessimiste : elle ne s'applique, semble-t-il, ni au
concept de cercle, ni à celui de cheval, deux concepts que Platon aimait à
prendre pour exemples.
On peut proposer une autre hypothèse : si la
mise en œuvre du réseau a déployé les implications du concept, celles-ci
n’ont jamais été véritablement pensées.
En citant des idéologues qui ont fait du
concept de réseau leur fonds de commerce, Musso définit en creux ce que
pourrait être le discours raisonnable
sur le réseau. Mais les ingénieurs qui en élaborent les éléments sont
incapables de l’énoncer, accaparés qu’ils sont par les détails de la
technique. Il revient aux philosophes d’assumer et de dépasser ces éléments
en produisant les concepts qui permettent de penser le réseau : mais il
laissent ce chantier en friche.
Il est vrai que l’étude approfondie d’un
objet technique comme le réseau demande plusieurs années de travail assidu.
Celui qui s’est déjà « tapé » de longues « études de
philo » préfère peut-être se dispenser d’un tel effort : mais
alors il devrait nous éviter le spectacle affligeant que donne un « gourou »
inspiré qui « parle sans jugement de choses qu’il ignore ».
Le
réseau des ingénieurs
Explorons rapidement la diversité que
comporte aujourd’hui le réseau, tel que les ingénieurs le conçoivent et le
perçoivent. Le téléphone a d’abord emprunté la commutation de circuit, le
codage analogique et le mode synchrone bidirectionnel. Le codage des données a
d’abord été analogique (modems), puis la voix elle-même est devenue numérique
(MIC).
La diffusion de la télévision et de la radio utilise divers réseaux
unidirectionnels. La téléinformatique a diversifié les modes de communication
par paquets : connecté (circuit virtuel, relais de trame) ou sans connexion (datagramme)
; asynchrone (messagerie) « store and forward » ou « store and retrieve ».
Le partage des données de référence (notamment la mise à jour des tables
d’adressage) entre les serveurs s’est fait par réplication ou par échange
de messages. Il faudrait encore citer l’addition statistique des divers types
de débit (régulier, variable, par bouffées) dans un canal partagé, le
traitement des incidents, les questions de sécurité etc.
Vers
une approche philosophique du réseau
Le philosophe pourrait faire oeuvre utile en
considérant la physique des réseaux, les méthodes utilisées
pour les concevoir, les services qu’ils rendent. Le modèle
en couches,
conçu pour modéliser réseaux et ordinateurs, est d’une portée plus générale
que ses applications techniques ; la représentation du trafic et l’ingénierie
du dimensionnement font appel à des méthodes statistiques qui mériteraient
l’examen. A la diversité des dispositifs techniques correspond enfin la
diversité des usages possibles et autour de chaque usage se développent une économie
et une sociologie spécifiques. L’approche historique de l’innovation permet
d’élucider ses mécanismes culturels, sociologiques et économiques.
Pierre Musso a un deuxième livre à écrire !
Il est vrai qu’il prendra le risque de se
faire accuser de « technicisme » par ceux de ses collègues qui, coutumiers du
raisonnement par analogie, ne se soucient pas d’étudier de près les résultats
techniques ou les méthodes scientifiques qu’ils commentent.
Mais ce n’est pas parce qu’un philosophe étudie avec sérieux la technique
(ou la science, l’économie etc.) qu’il est coupable de technicisme,
scientisme ou économisme.
Rapports
entre philosophie et technique
Le reproche de « technicisme » vient
d'ailleurs de loin. Ceux qui croient que la vérité réside dans les Idées
estiment en effet inutile d’examiner la nature, qu’elle soit physique,
humaine ou sociale. Lorsque Galilée invitait les théologiens à regarder dans
son télescope, ils refusaient :
si les trouvailles du praticien confirment les Idées (ici celles d’Aristote
et de Saint Thomas, mais chaque époque a ses propres arguments d’autorité,
« magister dixit »), il est superflu d’en prendre
connaissance ; et si elles ne les confirment pas c’est qu’elles sont fausses
puisque les Idées sont vraies.
La pensée en tant qu’activité sociale
(philosophie, culture, religion) est une place publique où se rencontrent des
personnes aux intentions diamétralement opposées.
1) Pour une première catégorie de
personnes, il s’agit d’apprivoiser le monde car il nous effraie par les phénomènes
naturels (tonnerre et foudre, éruptions volcaniques, raz-de-marée,
inondations), par un destin qu’achèvent la décrépitude et la mort, par la
présence obscure d’êtres cachés dont on sent l’influence. La paix de
l’esprit s’acquiert en mettant de l’ordre dans ce monde, en y définissant
une classification cohérente qui, fût-elle purement descriptive, disciplinera
l’imagination.
Chaque école de pensée a ainsi organisé le
monde selon des concepts que conforte l’habitude. Cependant toutes ces
classifications sont équivalentes puisque seul importe pour la paix de
l’esprit l’ordre que chacune instaure.
2) Pour une deuxième catégorie de personnes
l’effroi que cause le monde s’est estompé pour faire place à la curiosité.
Il ne s’agit plus d’apprivoiser le monde par la pensée mais de le connaître
tel qu’il est, de comprendre ses mécanismes, de participer à son mouvement,
de le transformer par l’action afin d’y vivre mieux et de pouvoir y cultiver
ses valeurs.
Les concepts légués par les écoles de pensée
sont alors soumis à la critique et triés par l’expérience. Ils ne sont plus
jugés selon la seule cohérence, mais considérées comme des hypothèses parmi
lesquelles l’expérience jouera le rôle d’un juge de paix.
Articulée à l’action, la démarche hypothético-expérimentale
est attentive au savoir-faire des techniciens qui, chacun dans son domaine spécial,
témoignent d’un rapport intime et quotidien avec le monde de la nature (y
compris de la nature humaine et sociale).
La première catégorie de personnes
recherche le bien-être de la vie intérieure, fût-ce au prix de l’illusion ;
elle n’exige de la pensée rien d’autre que la cohérence interne. La deuxième
entend s’affronter par l’action au monde tel qu’il se présente à nous :
elle exige de la pensée, outre la cohérence, une parfaite soumission devant
les contraintes que lui impose l’expérience.
Ces deux catégories de personnes dialoguent.
Elles partagent un vocabulaire et quelques méthodes de travail. Les concepts
des uns nourrissent les hypothèses des autres : la démarche descriptive
est ainsi soumise à une approche normative qui lui est parfaitement étrangère.
Même quand il reste courtois, le dialogue entre les deux catégories de
personnes est donc un conflit.
Pour le décrire on a opposé « matérialistes »
et « idéalistes », « scientifiques » et « religieux ».
Ce qui s’affronte ici à travers leurs partisans respectifs ce n’est
pourtant ni la matière et l’idée, ni la science et la foi, mais deux
attitudes envers le monde qui se sont succédées dans l’histoire et qui
cohabitent en chacun de nous, leur dosage variant selon les personnes et les
moments.
- L’évolution du concept de réseau, telle
que l’a décrite Pierre Musso, relève de la première approche. Or il est
difficile, lorsque l’on se cantonne à la pensée pure, de dire des choses
pertinentes sur un objet technique, parce que l’on ignore les phénomènes
naturels auxquels ses concepteurs ont été confrontés. Si quelques rares
penseurs y parviennent (comme Daniel Bell et Pierre Musso lui-même),
c’est parce qu’ils ont accepté de faire un effort exceptionnel. La
majorité des philosophes dira sur l’objet technique des sottises
d’autant plus énormes qu’il se sera davantage diversifié et compliqué.
Nous avons besoin aujourd’hui, sur le réseau
comme sur l’informatique ou sur la biologie, d’une pensée philosophique qui
se nourrisse de l’expertise et de l’expérience des ingénieurs pour en dégager
les concepts pertinents. Il faut revenir à Galilée.