La politesse en France : un point de vue américain
31 janvier 2007
D’après un article du New York Times (Elaine Sciolino « France Polishes Its Politesse » 11 janvier 2007), la France redécouvrirait sa politesse par réaction à la montée récente des « incivilités ». Des cours de tenue à table sont dispensés, des concours de savoir-vivre organisés [1].
Les règles des bonnes manières n’ont jamais été faciles, dit Mme Sciolino, même pour les Français. Elle en énumère quelques-unes : dire « bonjour » au chauffeur quand on monte dans l’autobus ; arriver un quart d’heure en retard quand on est invité à dîner ; ne pas dire « bon appétit » au début d’un repas ; manger les asperges avec les doigts, le sorbet avec la fourchette ; ne pas quitter la table pour la « powder room », ne jamais utiliser le mot « toilettes » pour demander où elle se trouve… Certaines sont étranges, nous y reviendrons.
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Comme ce serait simple s’il suffisait pour être poli d’être programmé comme un ordinateur, de respecter des règles ! Je crains que les Américains, amateurs de programmation et encouragés par les experts en bonnes manières qui vendent des heures de cours, ne commettent un contresens sur la politesse « à la française ».
Elle s’est formée aux XVIIe et XVIIIe siècles (d’après Tilly, la province a imité Paris, Paris imitait la cour). Les personnes que l'on jugeait alors polies étaient celles qui possédaient l’art de mettre à l’aise ceux qui les entouraient, leurs interlocuteurs et leurs invités, tout en traitant chacun selon son rang[2]. Or cet art exige de transgresser parfois les règles apprises. Un invité boit-il le rince-doigts ? On fait de même pour lui éviter d’être gêné par sa bévue.
Si la politesse exquise se rencontre aujourd'hui dans la plus ancienne aristocratie et dans la meilleure noblesse de robe, c’est là que l’on rencontre aussi la goujaterie la plus délibérée. Proust les a incarnées toutes deux dans les personnes de Robert de Saint-Loup et du duc de Guermantes, je les ai observées au conseil d’État. Les personnes de ce milieu ont toutes reçu une éducation soignée mais elles commettent la pire des impolitesses quand elles en abusent pour dominer et humilier.
Il existe une impolitesse plus rustique : celle de ceux qui, ayant assimilé sur le tard un manuel de savoir-vivre, l’appliquent à la lettre et, à l’occasion, font grossièrement la leçon aux autres. On les rencontre parmi les cadres qui s’appliquent à tenir leur rang dans l’entreprise, l’administration et l’armée. Le maintien raide, ils sont sur le qui-vive et sursautent si quelqu’un, devant eux, commet ce qui leur semble être un impair[3].
Les meilleures leçons ne sont pas celles que dispensent ces malotrus mais celles que l’on reçoit auprès des personnes délicates et attentives avec lesquelles il fait si bon se trouver. Sur le moment tout coule de source mais après les avoir quittées on s’interroge : « comment s’y est-elle (ou il) pris pour que je me sois senti si bien avec elle (ou lui) ? ». Alors peut s’amorcer la méditation qui fera progresser vers la politesse : c’est ainsi que Talleyrand a formé la sienne auprès de la princesse de Chalais.
Progresser, et non atteindre ni posséder : l’art d’écouter, de mettre à l’aise, de dire ce que l’on doit dire sans jamais offenser, n’a pas plus de bornes que celui de l’interprétation musicale. Certains y sont de grands artistes alors qu’ils s’écartent souvent de ce que prescriraient les règles. J’en connais des plus fins qui, appartenant à un milieu social modeste, n’ont jamais appris aucune règle explicite. Des butors les qualifieraient de péquenots, mais ils possèdent la politesse qui vient d’un cœur généreux rendu habile par l’héritage d’une succession de générations qui avaient cultivé la même finesse généreuse.
C’est de cette générosité, de cet héritage, et non d’un catalogue de règles que découle l’art la politesse. Mais si la générosité peut toujours renaître de nouveau, l’héritage est fragile, chaque génération étant libre de refuser le patrimoine qui lui est transmis. On regrettera peut-être de l’avoir dilapidé, mais trop tard.
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Malgré ce que prétend le New York Times il existe en France des circonstances où il convient de dire « bon appétit » au début du repas et il n’est pas toujours mal venu d’apporter une bouteille de bon vin lorsqu’on est invité, ni d’étaler le foie gras sur du pain… Sa liste de « règles » n’est donc pas irréprochable.
Si 1968 a heureusement mis à bas un sérieux officiel empesé il a aussi inauguré, sous prétexte de naturel, une mode brutale. Le sans-gêne de l’adolescent qui empêche les autres d’écouter en classe, tout comme celui de l’adulte qui utilise sans discrétion le téléphone mobile, ne sont ni naturels ni cools. Dans nos entreprises le commerce de la considération est par ailleurs devenu nécessaire à l’efficacité.
C’est pourquoi il est bon de s’appliquer avec persévérance à la bonne tenue à table, dans les transports en commun etc. Les règles ne sont cependant à la politesse que ce que les gammes sont à la musique : pour être un interprète convenable, il ne suffit pas d’être un virtuose en gammes et arpèges.
[2] On trouve des indications dans les Lettres de la princesse palatine, les Caractères de La Bruyère, les Mémoires de Saint-Simon, de Tilly, de la comtesse de Boigne, de Talleyrand, de Caulaincourt, de Paul-Louis Courier, les Œuvres de Voltaire, Crébillon fils, Laclos etc.
[3] Paraphrasons Courteline : « se faire traiter de plouc par un butor est une volupté de fin gourmet ».
Pour lire un peu plus :
-
Le cœur secret de la France
- Commerce de la considération
- Une population peut s'effondrer
www.volle.com/opinion/politesse.htm
© Michel VOLLE, 2007
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