Après
l’insécurité, la retraite, les 35 heures, la canicule, la France s’émeut à
propos du « voile islamique ». Nous pourrions nous intéresser au rôle de la
France dans l’Europe, à ce que l’expérience historique de notre pays peut
apporter au monde ; nous interroger sur l’état de notre recherche, sur ce que
nous faisons des compétences que nous
formons, sur la qualité de notre enseignement, sur les perspectives offertes à
notre jeunesse. L’« American Way of Life », gourmande en énergie, n’étant pas
extensible à l’humanité entière, nous pourrions définir une « European Way of
Life ». Mais non : notre plus grand souci est de savoir si une jeune fille a ou
non le droit de se couvrir la tête d’un foulard pendant les cours.
N’aurions-nous pas mieux fait de ne pas les remarquer, ces jeunes filles
voilées ? N’avons-nous pas pris le risque, en prenant leur habillement au
tragique, de déclencher une réaction identitaire ?
L’adolescent vit une période difficile de la vie : sa personnalité se forme, ses
facultés se développent sans qu’il ait les moyens de les maîtriser. Cette crise
d’identité s’exprime de multiples façons : langage, habillement et coiffure
extravagants, « piercing », tabac, alcool et autres drogues. Ce n’est pas
plaisant à voir et certes il faut limiter la casse, mais intervenir demande du
doigté.
Le
voile, dira-t-on, est d’une autre nature parce que « on » (les familles, les
garçons) fait pression sur les filles pour qu’elles le portent. Mais les
adolescents s’infligent mutuellement bien d’autres pressions ! Croyez-vous
qu’une lycéenne d’aujourd’hui soit libre de s’habiller selon ses goûts – ou plus
exactement, croyez-vous qu’elle soit libre d’avoir un goût qui soit autre chose
que l’expression de la mode lycéenne ?
On dit
aussi que l’école, étant laïque et républicaine, ne doit tolérer aucune
manifestation visible de la foi de chacun. Sans doute la religion est une
affaire intérieure, et ceux qui éprouvent le besoin de l’extérioriser en ont
donc peut-être une conception fausse. Mais quand on oppose la laïcité à la
religion on oublie que le mot « laïcité » appartient au vocabulaire de la
théologie : il vient d'un mot grec
(λαός)
qui veut dire « peuple ».
L’Eglise est ainsi l’assemblée (Εκκλησία) du « peuple de Dieu ». Parmi les
militants laïques se trouvent des chrétiens qui depuis la contre-réforme
résistent au pouvoir que le clergé a accaparé dans l’Eglise.
La séparation de l’Eglise et de l’Etat a été approuvée, souhaitée, par des
croyants qui ont voulu rendre « à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est
à Dieu » (Matthieu 22, 15-21).
Les
féministes disent enfin qu’il faut refuser le voile parce qu’il symbolise
l’oppression des femmes dans certains pays musulmans. C’est là l’argument le
plus impressionnant. Mais à qui la France peut-elle donner des leçons de respect
envers les femmes alors que la pornographie s’étale sur ses kiosques à journaux,
dans ses programmes de télévision et ses livres à succès,
et que 80 % du rôle des assises est composé d'affaires d'inceste (cf.
Éric Halphen, Sept ans de solitude,
Denoël 2002 p. 248) ?
Quel sens donnons-nous au mot « liberté des femmes » alors que l’expression
« femme libérée » désigne, sous la plume de nos écrivains, le désordre le plus
complet de la vie affective ? Nos prêtres parlent avec exaltation de Virginité
et de Pureté, et nos intellectuels s’extasient devant les médiocres écrits du
marquis de Sade ou devant l’odieux « Famille, je vous hais ! » de Gide :
tous ceux qui ont la charge de définir nos valeurs manifestent ainsi des
symptômes d’une même névrose, qui n’accorde à la femme que les deux rôles
polaires de la Vierge et de la Prostituée. On rencontre certes en France de
nombreux couples équilibrés, mais rien dans notre culture ne nous permet
d’énoncer une conception explicite de l’équilibre des sexes.
* *
On
lisait avant-guerre dans les journaux des lamentations sur la France
« enjuivée ». Maintenant certains prétendent qu’elle est devenue « un pays
arabe ». Au XIXe siècle, les Parisiens appelaient « immigrés » les
portefaix, manœuvres, porteurs d’eau et maçons provenant des régions agricoles
du Bassin Parisien et du Nord, de Lorraine, du Massif Central.
Les immigrants italiens ont été persécutés dans le midi au début du XXe
siècle. Aujourd’hui beaucoup de nos communes refusent le droit de stationnement
aux nomades et, quand elles l’accordent, c’est près de la décharge publique.
Après
tant d’autres, les Français dont la famille est originaire du Maghreb ne sont
donc pas comme nous. Nous les avons cantonnés dans des quartiers à part.
Les autorisations pour construire des mosquées étant rares, elles s’installent
dans d’anciens garages. Si nous respections vraiment l’Islam, ne serait-il pas
naturel de lui offrir les églises désaffectées ?
Quand
Sarkozy a dit qu’il fallait nommer des préfets musulmans, on lui a reproché de
faire de la « discrimination positive ». Sa formulation était
maladroite, mais ne faut-il pas corriger une
discrimination négative, implicite, hypocrite ? Dans la France coloniale il
existait des préfets originaires du Maghreb. Aujourd’hui, alors que les familles
originaires du Maghreb représentent 7 % des Français, est-il normal que leur
proportion dans les « grands corps de l’Etat » soit si faible ? Ne
pratiquons-nous pas envers elles un apartheid qui ne dit pas son nom ? La loi,
et plus encore la morale, imposent l’hospitalité culturelle envers les Français
de fraîche date.
* *
Les
imbéciles qui veulent installer l’Intifada en France, qui croient manifester
leur fidélité à l’Islam en agressant et insultant des Juifs, méritent que la loi
s’abatte sur eux de tout son poids.
Cette
affaire du voile n’aura pas été inutile si elle incite à approfondir notre
conception des rapports entre religion et société, religion et culture, religion
et science, ainsi qu’entre les trois religions monothéistes. Par delà les
sursauts d’une sociologie déplorable, par delà les haines qui se déchaînent dès
qu’une possibilité s’offre à notre espèce, par delà les déguisements
nationalistes ou religieux que ces haines revêtent, les Écritures sont autant de
ressorts de rappel vers la voie de la raison.
Oui, le
peuple juif a pour mission sacerdotale la transmission et la préservation du
monothéisme dans sa pureté originelle. Chrétiens et musulmans sont
culturellement ses enfants.
Nous ne pourrons nous comprendre nous-mêmes, assumer notre héritage,
qu’à condition d’étudier les textes fondateurs. La science philologique
permet de déblayer les contresens qui encombrent la tradition et de nous
rapprocher de l’esprit des origines. L’étude apportera en retour au scientifique
la profondeur historique, humaine, dont un scientisme étroit avait pu l’écarter.
Devant
l’humanité s’ouvre la perspective d’un épanouissement, d’une Renaissance aussi
féconde que celles de l’Athènes antique, des XIe et XIIe
siècles français, du quattrocento italien. Nous sommes libres de la
refuser comme de l’assumer : l’affaire du voile confirme, parmi d’autres
indices, que nous sommes à un carrefour.
* *
Lorsque le
monothéisme sera la religion universelle, lorsque immanence et transcendance se
seront rejointes, le christianisme et l’islam auront enfin reconnu leur mutuelle
fraternité et seront tous deux les enfants respectueux du judaïsme.
Les textes dans lesquels s’est
déposée la sagesse du monothéisme – Bible hébraïque, Talmud, Zohar, Coran,
Hadiths, Évangiles, Epitres – seront alors non seulement lus mais
étudiés. Les racines de nos valeurs seront éclairées par l’étude des sages
du paganisme (Platon, Aristote, Plotin, Hermès Trismégiste etc.) comme des
sagesses de l’Asie (Confucius, Mencius, Lao Zi etc.). Avicenne (980-1037),
Averroès (1126-1198), Maïmonide (1135-1204), Thomas d’Aquin (1228-1274) feront
l’objet d’études comparatives.
Le conflit de légitimité entre
la science et la religion aura été dépassé, chacune s’articulant à l’autre – ce
qui suppose une réflexion critique sur les origines et la portée de la pensée
scientifique, mettant en évidence ses relations historique et psychologique avec
la mystique.
* *
Nous en sommes très loin, bien sûr,
et le chemin est long. Il faudra que les chrétiens renoncent à « convertir »
juifs et musulmans, qu’ils révisent quelques-uns des dogmes énoncés pendant la
contre-réforme et au XIXe siècle. Les catholiques ne sont pas disposés
aujourd’hui à une telle révision (voir
Veritatis Splendor). Il faudra que les musulmans reconnaissent que la
lecture scientifique du Coran est seule respectueuse du texte, puisque seule
elle permet de corriger les contresens que véhicule l’interprétation
traditionnelle.
Il faudra enfin que les uns et les autres reçoivent la transmission qu’opère le
judaïsme dans le respect mutuel.
Ce chemin est toutefois dès
aujourd’hui ouvert. La science a déblayé la superstition, ce qui permet de
dégager une foi plus pure. L’acquisition du bien-être a détendu la pression de
la nécessité dans les classes moyennes des pays riches et, potentiellement, dans
l’humanité entière. La lecture et l’étude, certes trop négligées, sont devenues
possibles à tous. Autrefois on « faisait des études » pendant sa jeunesse pour obtenir un
diplôme qui garantissait un statut social ; après quoi on pouvait cesser de
réfléchir. Il est désormais possible de consacrer sa vie
entière à l’étude.
C’est précisément parce que ce
chemin est ouvert, parce qu’il est praticable, que nos sociétés le refusent avec
une extrême violence. Devant toute possibilité nouvelle notre espèce a la
tentation du suicide. Elle n’a jamais accepté d’évoluer que
de guerre lasse, après s'être épuisée dans des massacres. Plutôt mourir que
changer !
Alors se produisent des
phénomènes lamentables. La lâcheté se déguise en énergie, le suicide en
vitalité, le meurtre en justice. Le mépris et la haine de l’Autre semblent
de règle.
Ils supplantent le respect que la Bible hébraïque, les Évangiles comme le Coran
ordonnent pourtant si clairement : le fanatisme s’appuie sur l’ignorance.
L’esprit du Mal habite ces prétendus religieux qui
émettent des fatwas appelant à tuer les Américains et les Juifs, comme il habite
tel prêtre catholique de ma connaissance qui, sans avoir ouvert le Coran,
identifie l’Islam au Mal, ou encore ces extrémistes juifs qui ont assassiné
Yitzhak Rabin et crient « Mort aux Arabes ! » lors des manifestations – mais
connaissent-ils le judaïsme ?
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