RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.


 

Autour du voile

15 janvier 2004


Liens utiles

- Les penchants criminels de l'Europe démocratique
-
Die syro-aramäische Lesart des Koran
- Pratique du respect
- Message et superstition

-
Le coeur théologal

Après l’insécurité, la retraite, les 35 heures, la canicule, la France s’émeut à propos du « voile islamique ». Nous pourrions nous intéresser au rôle de la France dans l’Europe, à ce que l’expérience historique de notre pays peut apporter au monde ; nous interroger sur l’état de notre recherche, sur ce que nous faisons des compétences que nous formons, sur la qualité de notre enseignement, sur les perspectives offertes à notre jeunesse. L’« American Way of Life », gourmande en énergie, n’étant pas extensible à l’humanité entière, nous pourrions définir une « European Way of Life ». Mais non : notre plus grand souci est de savoir si une jeune fille a ou non le droit de se couvrir la tête d’un foulard pendant les cours.

N’aurions-nous pas mieux fait de ne pas les remarquer, ces jeunes filles voilées ? N’avons-nous pas pris le risque, en prenant leur habillement au tragique, de déclencher une réaction identitaire ?

L’adolescent vit une période difficile de la vie : sa personnalité se forme, ses facultés se développent sans qu’il ait les moyens de les maîtriser. Cette crise d’identité s’exprime de multiples façons : langage, habillement et coiffure extravagants, « piercing », tabac, alcool et autres drogues. Ce n’est pas plaisant à voir et certes il faut limiter la casse, mais intervenir demande du doigté.

Le voile, dira-t-on, est d’une autre nature parce que « on » (les familles, les garçons) fait pression sur les filles pour qu’elles le portent. Mais les adolescents s’infligent mutuellement bien d’autres pressions ! Croyez-vous qu’une lycéenne d’aujourd’hui soit libre de s’habiller selon ses goûts – ou plus exactement, croyez-vous qu’elle soit libre d’avoir un goût qui soit autre chose que l’expression de la mode lycéenne ?

On dit aussi que l’école, étant laïque et républicaine, ne doit tolérer aucune manifestation visible de la foi de chacun. Sans doute la religion est une affaire intérieure, et ceux qui éprouvent le besoin de l’extérioriser en ont donc peut-être une conception fausse. Mais quand on oppose la laïcité à la religion on oublie que le mot « laïcité » appartient au vocabulaire de la théologie : il vient d'un mot grec αός) qui veut dire « peuple ». L’Eglise est ainsi l’assemblée (Εκκλησία) du « peuple de Dieu ». Parmi les militants laïques se trouvent des chrétiens qui depuis la contre-réforme résistent au pouvoir que le clergé a accaparé dans l’Eglise[1]. La séparation de l’Eglise et de l’Etat a été approuvée, souhaitée, par des croyants qui ont voulu rendre « à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu 22, 15-21).

Les féministes disent enfin qu’il faut refuser le voile parce qu’il symbolise l’oppression des femmes dans certains pays musulmans. C’est là l’argument le plus impressionnant. Mais à qui la France peut-elle donner des leçons de respect envers les femmes alors que la pornographie s’étale sur ses kiosques à journaux, dans ses programmes de télévision et ses livres à succès[2], et que 80 % du rôle des assises est composé d'affaires d'inceste (cf. Éric Halphen, Sept ans de solitude, Denoël 2002 p. 248) ? Quel sens donnons-nous au mot « liberté des femmes » alors que l’expression « femme libérée » désigne, sous la plume de nos écrivains, le désordre le plus complet de la vie affective ? Nos prêtres parlent avec exaltation de Virginité et de Pureté, et nos intellectuels s’extasient devant les médiocres écrits du marquis de Sade ou devant l’odieux « Famille, je vous hais ! » de Gide[3] : tous ceux qui ont la charge de définir nos valeurs manifestent ainsi des symptômes d’une même névrose, qui n’accorde à la femme que les deux rôles polaires de la Vierge et de la Prostituée. On rencontre certes en France de nombreux couples équilibrés, mais rien dans notre culture ne nous permet d’énoncer une conception explicite de l’équilibre des sexes.  

*  *

On lisait avant-guerre dans les journaux des lamentations sur la France « enjuivée ». Maintenant certains prétendent qu’elle est devenue « un pays arabe ». Au XIXe siècle, les Parisiens appelaient « immigrés » les portefaix, manœuvres, porteurs d’eau et maçons provenant des régions agricoles du Bassin Parisien et du Nord, de Lorraine, du Massif Central[4]. Les immigrants italiens ont été persécutés dans le midi au début du XXe siècle. Aujourd’hui beaucoup de nos communes refusent le droit de stationnement aux nomades et, quand elles l’accordent, c’est près de la décharge publique.  

Après tant d’autres, les Français dont la famille est originaire du Maghreb ne sont donc pas comme nous. Nous les avons cantonnés dans des quartiers à part. Les autorisations pour construire des mosquées étant rares, elles s’installent dans d’anciens garages. Si nous respections vraiment l’Islam, ne serait-il pas naturel de lui offrir les églises désaffectées ?

Quand Sarkozy a dit qu’il fallait nommer des préfets musulmans, on lui a reproché de faire de la « discrimination positive ». Sa formulation était maladroite, mais ne faut-il pas corriger une discrimination négative, implicite, hypocrite ? Dans la France coloniale il existait des préfets originaires du Maghreb. Aujourd’hui, alors que les familles originaires du Maghreb représentent 7 % des Français, est-il normal que leur proportion dans les « grands corps de l’Etat » soit si faible ? Ne pratiquons-nous pas envers elles un apartheid qui ne dit pas son nom ? La loi, et plus encore la morale, imposent l’hospitalité culturelle envers les Français de fraîche date.

*  *

Les imbéciles qui veulent installer l’Intifada en France, qui croient manifester leur fidélité à l’Islam en agressant et insultant des Juifs, méritent que la loi s’abatte sur eux de tout son poids.

Cette affaire du voile n’aura pas été inutile si elle incite à approfondir notre conception des rapports entre religion et société, religion et culture, religion et science, ainsi qu’entre les trois religions monothéistes. Par delà les sursauts d’une sociologie déplorable, par delà les haines qui se déchaînent dès qu’une possibilité s’offre à notre espèce, par delà les déguisements nationalistes ou religieux que ces haines revêtent, les Écritures sont autant de ressorts de rappel vers la voie de la raison.

Oui, le peuple juif a pour mission sacerdotale la transmission et la préservation du monothéisme dans sa pureté originelle. Chrétiens et musulmans sont culturellement ses enfants. Nous ne pourrons nous comprendre nous-mêmes, assumer notre héritage, qu’à condition d’étudier les textes fondateurs. La science philologique permet de déblayer les contresens qui encombrent la tradition et de nous rapprocher de l’esprit des origines. L’étude apportera en retour au scientifique la profondeur historique, humaine, dont un scientisme étroit avait pu l’écarter.

Devant l’humanité s’ouvre la perspective d’un épanouissement, d’une Renaissance aussi féconde que celles de l’Athènes antique, des XIe et XIIe siècles français, du quattrocento italien. Nous sommes libres de la refuser comme de l’assumer : l’affaire du voile confirme, parmi d’autres indices, que nous sommes à un carrefour.

*  *

Lorsque le monothéisme sera la religion universelle, lorsque immanence et transcendance se seront rejointes, le christianisme et l’islam auront enfin reconnu leur mutuelle fraternité et seront tous deux les enfants respectueux du judaïsme[5].

Les textes dans lesquels s’est déposée la sagesse du monothéisme – Bible hébraïque, Talmud, Zohar, Coran, Hadiths, Évangiles, Epitres – seront alors non seulement lus mais étudiés. Les racines de nos valeurs seront éclairées par l’étude des sages du paganisme (Platon, Aristote, Plotin, Hermès Trismégiste etc.) comme des sagesses de l’Asie (Confucius, Mencius, Lao Zi etc.). Avicenne (980-1037), Averroès (1126-1198), Maïmonide (1135-1204), Thomas d’Aquin (1228-1274) feront l’objet d’études comparatives.

Le conflit de légitimité entre la science et la religion aura été dépassé, chacune s’articulant à l’autre – ce qui suppose une réflexion critique sur les origines et la portée de la pensée scientifique, mettant en évidence ses relations historique et psychologique avec la mystique.

*  *

Nous en sommes très loin, bien sûr, et le chemin est long. Il faudra que les chrétiens renoncent à « convertir » juifs et musulmans, qu’ils révisent quelques-uns des dogmes énoncés pendant la contre-réforme et au XIXe siècle. Les catholiques ne sont pas disposés aujourd’hui à une telle révision (voir Veritatis Splendor). Il faudra que les musulmans reconnaissent que la lecture scientifique du Coran est seule respectueuse du texte, puisque seule elle permet de corriger les contresens que véhicule l’interprétation traditionnelle[6]. Il faudra enfin que les uns et les autres reçoivent la transmission qu’opère le judaïsme dans le respect mutuel.

Ce chemin est toutefois dès aujourd’hui ouvert. La science a déblayé la superstition, ce qui permet de dégager une foi plus pure. L’acquisition du bien-être a détendu la pression de la nécessité dans les classes moyennes des pays riches et, potentiellement, dans l’humanité entière. La lecture et l’étude, certes trop négligées, sont devenues possibles à tous. Autrefois on « faisait des études » pendant sa jeunesse pour obtenir un diplôme qui garantissait un statut social ; après quoi on pouvait cesser de réfléchir. Il est désormais possible de consacrer sa vie entière à l’étude.

C’est précisément parce que ce chemin est ouvert, parce qu’il est praticable, que nos sociétés le refusent avec une extrême violence. Devant toute possibilité nouvelle notre espèce a la tentation du suicide. Elle n’a jamais accepté d’évoluer que de guerre lasse, après s'être épuisée dans des massacres. Plutôt mourir que changer !

Alors se produisent des phénomènes lamentables. La lâcheté se déguise en énergie, le suicide en vitalité, le meurtre en justice. Le mépris et la haine de l’Autre semblent de règle. Ils supplantent le respect que la Bible hébraïque, les Évangiles comme le Coran ordonnent pourtant si clairement : le fanatisme s’appuie sur l’ignorance. L’esprit du Mal habite ces prétendus religieux qui émettent des fatwas appelant à tuer les Américains et les Juifs, comme il habite tel prêtre catholique de ma connaissance qui, sans avoir ouvert le Coran, identifie l’Islam au Mal, ou encore ces extrémistes juifs qui ont assassiné Yitzhak Rabin et crient « Mort aux Arabes ! » lors des manifestations – mais connaissent-ils le judaïsme ?


[1] Bossuet (1627-1704) a exposé la doctrine cléricale qui place le « simple » fidèle au bas de la hiérarchie.

[2] La pornographie, c’est la représentation visuelle du travail des prostituées (πορνη, γραφειν).

[3] André Gide (1869-1951), in Les nourritures terrestres (1897).

[4] Eric Hazan, L’invention de Paris, Seuil 2002, p. 370.

[5] Elie Benamozegh (1822-1900), Israël et l’humanité, Albin Michel 1961.

[6] Christoph Luxenberg, Die syro-aramäische Lesart des Koran, Das Arabische Buch, 2000.