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Le système d’information est devenu, pour
les entreprises, tout à la fois le dictionnaire encyclopédique qui enregistre
leur langage et leurs procédures et l’instrument qui balise, outille et aide à
contrôler les processus de production. On le dit stratégique,
c’est-à-dire digne de focaliser l’attention du stratège, mais on peut aller plus
loin en affirmant que l’informatisation est actuellement pour l’économie, et
même pour la société, le phénomène le plus important.
Système d’information : « Ensemble
des éléments participant à la gestion, au stockage, au traitement, au
transport et à la diffusion de l’information au sein d’une organisation »
(Wikipédia). Il comprend donc des éléments matériels (mémoires, processeurs,
réseaux), logiciels (système d’exploitation, programmes), sémantiques
(référentiel) et pratiques (insertion dans les métiers de l’organisation).
Est-il bien compris ? Non ; les entreprises
avancent à reculons, comme poussées par une main que l’innovation presserait
fermement contre leur poitrine et en trébuchant sur le moindre obstacle.
L’informatisation a rencontré, dans chacune de ses étapes, des résistances qui
ont retardé de plusieurs années la mise en œuvre d’outils aujourd’hui banals
comme les réseaux, les micro-ordinateurs, la messagerie, la documentation
électronique, la rédaction coopérative ; équiper les processus de
workflows ne va pas encore de soi et,
comme les référentiels sont de mauvaise
qualité, les programmes et les matériels doivent souvent répondre à des
exigences démesurées.
Référentiel : « Ensemble de bases de
données contenant les références d’un système d’information » (Wikipédia). Le
référentiel contient la définition des « êtres » avec lesquels l’entreprise
est en relation (clients, fournisseurs, partenaires, produits, équipements,
salariés etc.), de leur identifiant et des attributs qu’il est pertinent
d’observer sur eux.
L’entreprise possède cependant, par rapport
à d’autres institutions comme l’Éducation nationale, un avantage décisif : étant
mortelle, le jeu démographique des décès et naissances la renouvelle
continuellement. Il en résulte que les blocages finissent par céder, les
tâtonnements par converger vers des solutions raisonnables. Cela explique la
contradiction paradoxale entre l’universalité du blocage à court terme et la
rapidité de l’évolution à moyen terme : les entreprises ou les personnes qui
bloquent ne changent pas, mais elles sont remplacées.
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Pour comprendre où l’on va, il est utile de
savoir d’où l’on vient. Nos entreprises, et de façon générale nos institutions,
se sont bâties aux XIXe et XXe
siècles sur la synergie entre la mécanique et la chimie, sur l’alliage entre la
machine et l’organisation du travail humain.
Or vers 1975 le choc pétrolier a catalysé la
transition, auparavant latente, vers un autre système technique, bâti celui-ci
sur la synergie entre la microélectronique et le logiciel. Le travail humain
s’est alors allié non plus à la machine, qui soulage l’effort physique réclamé
par la production, mais à l’automate qui soulage l’effort mental.
La statistique en porte la trace évidente :
en 1975 la part de l’industrie et du BTP dans la population active a atteint son
maximum à 39 % ; puis elle a décliné rapidement et aujourd’hui le secteur
tertiaire emploie plus des trois quarts de la population active :
l’automatisation a supprimé des emplois dans l’industrie et laminé la classe
ouvrière.
Les réseaux ont par ailleurs conféré
l’ubiquité à l’automate : celui qui travaille devant son écran-clavier, tout
comme celui qui « surfe » sur le Web, mobilise les ressources de contenu,
d’algorithmique et de puissance de serveurs dont la localisation lui importe
peu. L’informatique fait ainsi accéder à un espace sémantique, un
espace logique, dont la topographie
est spécifique : on peut, entre l’utilisateur et la ressource, entre le lecteur
et le texte, définir une distance inversement proportionnée à l’intérêt
de ce texte pour ce lecteur ; on peut aussi définir une distance entre textes
selon la similitude de leurs lectorats, et une distance entre lecteurs selon la
similitude de leurs lectures. Les moteurs de recherche « intelligents », les
outils de dissémination sélective exploitent cette topographie.
Structure de l’emploi et territoire :
les usines devenant des automates, la structure de l’emploi tend dans
l’économie contemporaine vers une forme spécifique :
- la direction générale des entreprises (stratégie, gestion des
ressources humaines, finance) est située dans le centre ville d’une grande
agglomération ;
- la conception des produits, où se dépense l’essentiel du coût de
production, se réalise dans des bassins de compétence (Silicon Valley,
banlieue sud de Paris, Sophia Antipolis, Grenoble etc.) où les concepteurs
trouvent un contexte intellectuel et universitaire favorable ;
- la production physique, nécessitant peu d’emplois, se localise
n’importe où dans le monde au gré des contraintes juridiques, financières et
douanières ;
- le service de proximité, nécessitant de nombreux emplois au contact
de la clientèle, est réparti sur tout le territoire selon une densité
semblable à celle de la population visée.
L’espace logique est en rapport dialectique
avec l’espace géographique. On a peut-être, dans les années 1990, trop attendu
d’une croissance rapide des téléactivités, du télétravail etc. Cet espoir a été
déçu mais le potentiel subsiste : une part croissante du travail est réalisée
dans l’espace logique, qui est indifférent à la géographie : le développement
informatique, la comptabilité, l’expertise juridique, l’analyse des images
médicales etc. peuvent y être produits efficacement.
Les produits sont par ailleurs devenus des
assemblages de biens et de services élaborés par des partenariats :
l’automobile, fabriquée par des entreprises qui travaillent en réseau, s’entoure
de services financiers, d’assurances, d’entretien périodique, de garanties
pièces et main d’œuvre, d’alertes en cas de malfaçon. Le système d’information
permet de contrôler, dans un partenariat, le partage des dépenses, des recettes
et des responsabilités ; il permet aussi de gérer le bouquet de biens et de
services que constitue désormais le produit.
La conception de ces produits
complexes, l’organisation des partenariats, demandent qu’un travail important
soit réalisé avant que ne débute la production proprement dite. Pour certains
produits, comme les logiciels et les circuits intégrés, la production physique
n’est que la reproduction, à coût faible ou négligeable, d’un prototype
dont la conception a par contre été très coûteuse. La fonction de coût est alors
à rendement d’échelle fortement croissant : il en résulte un monopole naturel si
le produit n’est pas différentiable en variétés, un équilibre de
concurrence monopoliste dans le cas
contraire.
Fonction de coût : fonction (au sens
mathématique du terme) c(Y) qui relie le coût de production au volume produit
Y. Le rendement d’échelle est croissant si le coût moyen d’une unité
produite c(Y)/Y décroît lorsque la production augmente. Le coût marginal
est le coût de la dernière unité produite, ou encore la dérivée c’(Y) de la
fonction de coût.
L’évolution de la fonction de coût et, par
conséquent, de la forme que prend la concurrence se transmet en cascade des
technologies fondamentales vers les produits qui les incorporent : le coût
marginal d’un avion, d’une automobile etc. est faible en regard de leur coût de
conception. Le régime de la concurrence monopoliste, qui ne prévalait auparavant
que pour quelques produits comme les livres ou les disques, se répand alors dans
l’ensemble de l’économie et cela déconcerte des institutions qui s’étaient
bâties autour de la confrontation entre monopole et concurrence.
Concurrence monopoliste :
organisation du marché d’un produit caractérisée par (1) l’existence de
plusieurs variétés répondant à la diversité des préférences des consommateurs,
(2) la concurrence entre plusieurs entreprises offrant chacune une ou quelques
variétés, (3) l’absence de barrière à l’entrée. Chaque entreprise est en
situation de monopole envers les consommateurs qui préfèrent une des variétés
qu’elle offre, et de concurrence par les prix envers ceux qui sont
indifférents entre ses variétés et celles qu’offre une autre entreprise.
Bien plus : alors que la valeur avait
été jusqu’alors étalonnée sur le volume de la production, la faiblesse du
coût marginal relativement au coût de conception invite à la mesurer selon la
qualité, la diversification
qualitative des produits. Les définitions canoniques de l’utilité et
de la croissance, que les économistes et les politiques ont héritées de
la période de reconstruction d’après-guerre, doivent donc être révisées.
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Pour bâtir la prospective des usages
professionnels, point n’est besoin de recourir à la science-fiction : il suffit
de déployer des exigences qui se manifestent dès aujourd’hui, mais dont on n’a
pas nécessairement une claire conscience ; puis d’extrapoler, très
raisonnablement, les tendances en cours : la miniaturisation du matériel et la
montée des performances qui résultent de la « loi
de Moore », la hausse du rapport qualité/prix, la pénétration du logiciel
libre, le rôle pris par le Web dans l’architecture des systèmes d’information
etc.
L’organisation de l’entreprise articule le
travail humain et l’automate informatique : l’alliage
ainsi formé ne peut dégager de synergie que si chacun des membres du couple fait
ce qu’il sait faire mieux que l’autre et si l’interface qui les relie est
convenablement conçue. L’automate classe, retrouve et calcule mieux que ne le
fait l’être humain ; celui-ci interprète, raisonne, explique, synthétise et
décide mieux que ne le fait l’automate. L’expérience montre qu’il convient
parfois de sous-automatiser : une automatisation complète désamorcerait la
vigilance de l’être humain.
Une part importante du temps de travail de
la population active, de l’ordre de 35 à 40 %, se déroule déjà devant
l’écran-clavier qui donne accès au système d’information et donc dans l’espace
sémantique que définit celui-ci. On prévoit que cette part dépassera 50 % dès
les années 2010. Peu d’entreprises ont déjà perçu l’importance stratégique de la
qualité du poste de travail, mais elles vont toutes devoir la constater.
Le poste de travail va d’ailleurs changer de
nature tout comme l’a fait le téléphone : alors qu’il équipe le bureau (et
parfois le domicile), l’ordinateur est en train de devenir mobile et donc
d’équiper le corps lui-même. Dès lors l’ubiquité de l’informatique,
jusqu’alors conditionnée par la proximité avec un terminal, devient absolue ;
la doublure informationnelle de l’action, auparavant limitée à la sphère
professionnelle, s’étend potentiellement à tous les domaines de la vie.
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Constat et recommandations
L’informatisation en « temps réel » a permis de passer de la planification des
investissements à celle du flux opérationnel des services et usages, ce qui a
accru la capacité de réaction aux événements imprévus. Elle facilite par
ailleurs le fonctionnement de processus transverses à plusieurs entreprises
(partenariats, « travail collaboratif »).
Alors que les infrastructures physiques (serveurs, réseaux) sont
nécessairement situées dans l’espace géographique, la baisse des coûts de
transports, des barrières tarifaires et culturelles, a permis de découpler les
plates-formes de services des territoires qu’elles desservent. Les frontières
des nations ne coïncident plus avec les frontières entre opérateurs.
Le programme d’un automate ne peut pas anticiper toutes les situations qui
sont possibles dans la nature. L’automatisation doit donc comporter des
procédures de fonctionnement en régime dégradé, voire de reprise en main par
l’opérateur humain en cas de panne ou d’incident imprévu.
Dans les entreprises, la coopération entre des spécialités diverses suppose
une écoute mutuelle aux antipodes du corporatisme défensif que l’on rencontre
encore souvent. La gestion des ressources humaines des services de conception,
ainsi que des services de proximité auxquels l’entreprise délègue des
responsabilités étendues, doit manifester une considération attentive envers
les personnes.
Michel Frybourg
Ces possibilités s’accompagnent de certains
dangers. L’importance des coûts de conception accroît le risque de
l’investissement, la concurrence monopoliste est potentiellement violente,
l’informatisation procure des outils efficaces au blanchiment des gains
illicites : il ne faut pas s’étonner si, depuis 1975, la corruption et la
prédation se sont épanouies et si la guerre elle-même a pris une forme nouvelle,
celle de la « guerre au sein de la population ».
Les entreprises ne sauront pas toutes
s’adapter à la production d’alliages de biens et de services ni au travail en
partenariat, et celles qui bénéficient d’une position favorable ne mourront pas
toutes immédiatement même si elles sont inefficaces : l’absurdité a donc de
l’avenir. Les entreprises qui exploitent des plates-formes techniques soumises à
l’économie du
dimensionnement (transport, réseaux, serveurs), en particulier, devront
pratiquer une diversification intensive de leurs services plutôt que d’étendre
la surface couverte par le cœur de métier qu’elles chérissent : elles n’y
parviendront pas toutes.
La vie dans l’espace sémantique, l’ubiquité
de l’informatique n’apportent pas ipso facto la culture : elles offrent
un terrain propice au déploiement de nouvelles perversités. En témoignent
aujourd’hui à petite échelle l’usage désinvolte du téléphone mobile dans les
lieux publics, à plus grande échelle l’épidémie de virus et de spams sur
l’Internet.
Alors que la machine (automobile, machine à
laver, machine outil etc.) outillait notre corps, l’automate doué d’ubiquité
outille notre cerveau, notre esprit. Il fait ainsi plus et autre chose que de
prolonger le machinisme : il touche à l’organe où se forment nos pensées et où
nos valeurs se concrétisent sous la forme
de projets d’action. Tout comme le fit autrefois le livre, il élargit notre vue
sur le monde et les autres en même temps qu’il aiguise les séductions et
illusions de l’imaginaire, du « virtuel ». Cela transforme notre conception du
bien-être et donc la finalité que nous fixons à l’économie.
Cette évolution place notre génération au
carrefour de deux orientations que l’on
peut désigner par les mots « civilisation » et « barbarie ». La deuxième est la
plus facile, le spectacle médiatique nous invite d’ailleurs quotidiennement à
nous y engager. Pour emprunter la première il faudra faire l’effort de
s’approprier les TIC, d’expérimenter et évaluer leurs apports, de les entourer
de garde-fous. Comme les entreprises sont, de tous les acteurs de la société,
ceux chez qui l’expérimentation est la plus avancée, il importe d’observer ce
qui s’y passe pour en tirer les leçons et anticiper les possibilités, les
difficultés et les pièges que vont rencontrer les autres acteurs.
L’analyse, l’expérimentation, sont des
démarches exigeantes. Elles ne sauraient se satisfaire ni des imprécations de
ceux qui éprouvent une « grande peur » devant les TIC, ni de l’optimisme béat de ceux
qui croient qu’elles peuvent résoudre tous les problèmes. Elles doivent par
ailleurs surmonter les ambiguïtés que provoque le jargon des spécialistes, comme
l’imprécision du discours médiatique : pour ne prendre qu’un exemple
l’informatisation ne saurait se réduire au « numérique »,
terme qui, évoquant ce qui se passe dans les couches basses de l’ordinateur,
invite à se détourner des usages de l’informatique ; de même, l’équipement du
territoire ne saurait se réduire aux réseaux, fussent-ils à haut débit, en se
détournant de l’usage qui sera fait des TIC au-dessus des réseaux.
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