Commentaire sur : Enzo Traverso, A feu et à sang, Stock 2007
17 février 2007
Ce livre illustre une thèse à laquelle j’adhère : les deux guerres mondiales du XXe siècles sont des épisodes d’une seule et même guerre civile européenne, dont la révolution communiste et les contre-révolutions fascistes et nazies furent d’autres épisodes.
Cette guerre civile fut l’occasion d’un sacrifice humain et d’une destruction massive du patrimoine culturel européen[1], à tel point que l’on peut parler d’une tentative de suicide de l’Europe (tentative réussie ou ratée ? l’avenir le dira).
Traverso documente le désastre et explicite sa cohérence en montrant comment le meurtre commis ici répond au meurtre commis ailleurs. Il cite un dialogue éclairant entre Victor Serge et Trotski, tous deux communistes : Serge estime qu’il faut respecter l’humanité dans chaque être humain. Trotski lui répond par une apologie ironique du meurtre, et malheureusement l’humaniste se laisse intimider par les sophismes qu'énonce un assassin intelligent.
Traverso décrit utilement et finement le phénomène, mais il ne l’explique pas. Pourquoi donc l’Europe a-t-elle, de tout son cœur et de toute son énergie, voulu se suicider au XXe siècle ? Je voudrais présenter ici quelques hypothèses.
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Pendant la guerre de 14-18, la stratégie a gaspillé la vie humaine[2]. La France a eu 1 500 000 tués au combat et 6 000 000 blessés, mutilés, gazés etc. La guerre a laissé chez les anciens combattants des séquelles psychologiques graves.
Contrairement à l’Allemagne qui a plutôt protégé son élite intellectuelle, la France a mis en première ligne ses meilleurs étudiants, censés donner l’exemple. Des promotions entières de l’école normale supérieure, des écoles d’ingénieurs et des universités ont été exterminées.
L’armée française accordait chichement les permissions. Les femmes n’ont pas été fécondées, et le déficit de naissances a causé à la démographie du pays un tort plus grave encore que les morts au combat. L’armée allemande accordant des permissions plus généreuses la démographie de l’Allemagne a été moins dégradée.
Stratégie meurtrière, sacrifice de l’élite intellectuelle, stérilisation temporaire des femmes : ces trois composantes de la politique française pendant la grande guerre obéissent à un dessin cohérent si ce n’est à un dessein délibéré : dans les nations comme chez les individus, une volonté voulante agit sans s’expliciter nécessairement en volonté voulue.
Qu’est-ce qui a poussé alors la France à s’autodétruire ? Explorer cette question c’est, je le répète, parcourir des hypothèses : ici rien n’est certain ni démontrable mais les hypothèses, labourant la réflexion, font remonter des racines à la surface.
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La révolution de 1789 et ses suites ont coupé notre histoire en deux. Il en est résulté un conflit intime qui traverse la société française et jusqu’à chaque Français : en chacun de nous se poursuit le combat entre l’ancien régime et la république, entre la Révolution et la Réaction. Chaque Français rencontre en lui-même la nostalgie de l’ancien régime et le culte des valeurs aristocratiques, faisant face au désir d’égalité et à l’affirmation des valeurs républicaines.
Il est naturel, d’un point de vue dialectique, que la patrie de la révolution en Europe ait été aussi celle de la réaction. Les fascismes européens du XXe siècle se sont alimentés, dit Zeev Sternhell, à la pensée réactionnaire française (ou francophone) des de Maistre, de Bonald, Gobineau, puis Barrès, Maurras etc. (voir A propos de l'extrême droite). En dehors de la France, la pensée conservatrice (Burke) ou raciste (Chamberlain) s’est construite par réaction contre la révolution française.
Déchirée jusque dans l’intimité des consciences par le conflit entre révolution et réaction, la France et, avec elle, l’Europe ont nourri un malaise qui, à lui seul, peut expliquer la tentation du suicide.
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On peut remonter encore dans les hypothèses en considérant les effets de l’évolution de l’infrastructure économique sur la société et les individus. La révolution française apparaît alors comme un épisode du processus d’industrialisation de l’Europe qui exigeait un changement de l’organisation politique et sociale : l’échange équilibré, donc le marché, pour procurer des débouchés à l’industrie ; la perte de pouvoir, donc de prestige, d’une aristocratie de propriétaires fonciers au bénéfice des bourgeoisies financière, commerciale et industrielle.
L’industrialisation, la mécanisation, ont bousculé les valeurs qui orientaient la société européenne. L’industrie a victorieusement concurrencé l’artisanat, attiré la main d’œuvre, mécanisé et chimisé l’agriculture : d’où la croissance des villes, l’exode rural, l’émergence de la classe ouvrière. Les écoles, les lycées, les universités, les écoles d’ingénieurs ont été organisés pour fournir à l’industrie une main d’œuvre compétente et disciplinée. Les armées ont reçu des armes d’une puissance inédite (mitrailleuses et canons, gaz de combat, puis chars et avions) qui ont transformé la stratégie. La vie quotidienne a changé avec l’urbanisation, l’hygiène, les transports, le confort des appartements.
La bourgeoisie prit le pouvoir mais elle semblait illégitime dans une société qui idéalisait encore les valeurs aristocratiques (voir Brève histoire de l’élitisme). Il en résulta le désarroi : ce n’est pas un hasard si Freud a trouvé tant d’hystériques et de névrosé(e)s dans l’Europe de la fin du XIXe siècle, période de la « deuxième révolution industrielle ».
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Ainsi l’on peut, par delà le conflit entre révolution et réaction et plus profondément, rattacher le désarroi européen au phénomène de l’industrialisation qui s'est amorcé en Angleterre au XVIIIe siècle. En même temps qu’elle bouleversait structures sociales et valeurs en déboussolant les individus, l’industrie fournissait aux états les armes qui permettraient de résoudre le problème en supprimant la population elle-même.
Il en a été ainsi, observons-le, chaque fois que l’humanité a été confrontée à la possibilité d’un progrès : les premiers déploiements de cette possibilité suscitent l’angoisse, la peur du changement, le désarroi devant la perte des repères habituels. On peut établir un parallèle entre les crises qu’a suscitées l’industrialisation et les guerres de religion qui ont suivi la Renaissance : dans un cas comme dans l’autre, l’ouverture de perspectives nouvelles pour la pensée, l’économie, l’organisation sociale, a suscité le désir de mort.
Plutôt mourir que changer ses habitudes ! On dirait que c’est la devise de notre espèce. C’est seulement après s’être entretués, après avoir détruit les parts les plus précieuses du patrimoine et (presque) réussi un suicide collectif, que les êtres humains, sanglants et épuisés, acceptent de se mettre enfin à réfléchir pour envisager l'utilisation des possibilités nouvelles.
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Pour étayer ce qui précède il faudrait un travail aussi bien documenté que celui de Traverso, mais je n’ai pas le loisir de l’écrire. Acceptons à titre provisoire la démarche cavalière qui néglige nuance et détails : elle offre une perspective sur la situation actuelle de notre pays, de notre société, de l’Europe.
L’Europe, enfin essoufflée, a depuis un demi-siècle cessé de s’entretuer (à la crise yougoslave près). Elle s’est retirée, non sans casse, de son empire colonial. Mais elle a perdu la prééminence qu’elle détenait avant la grande guerre : on ne sacrifie pas impunément des promotions entières de l’élite intellectuelle.
Pendant la seconde guerre mondiale, 600 000 Français ont été tués dans les combats ou les bombardements. La saignée a été importante, mais moins violente que celle de la grande guerre. Le désastre fut moral et aussi économique, les villes, infrastructures et usines étant ravagées. Les années 1950 ont été consacrées à la reconstruction puis au rattrapage du niveau américain, mission qui demandait de l’énergie mais peu exigeante au plan intellectuel (voir Qu'est-ce qu'un jeune ?).
Dans les années 60, la reconstruction étant achevée, il fallut créer des repères pour s’orienter dans un monde nouveau. Mais le champ de la pensée était alors dominé par des doctrines (marxisme, sociologie, psychanalyse, surréalisme, structuralisme) qui, chacune à sa façon et avec son vocabulaire propre, conspiraient pour disqualifier la réflexion individuelle c’est-à-dire la réflexion tout court (voir Brève histoire de l'individualisme).
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C’est en Amérique, héritière de l’Europe mais affranchie du conflit de valeurs entre aristocratie et bourgeoisie, et qui avait accordé l’hégémonie à l’entreprise, que s’est réalisé l’essentiel de l’innovation qui fera succéder, au système technique mécanisé et chimisé de l’industrialisation, le système informatisé et automatisé de l’économie « quaternaire » (Michèle Debonneuil, L'espoir économique, Bourin 2007). Celle-ci est plus une économie de la conception et de la qualité qu’une « économie de l’information », et elle produit non pas des services mais des alliages « bien – service » (voir L'émergence d'un alliage). On peut dater précisément de 1975 le passage d’un système technique à l’autre : la structure des emplois en porte la trace (voir L'usage des TIC dans les entreprises).
Ce nouveau système a colonisé l’Europe sans que celle-ci ne l’ait conçu, voulu, préparé, donc sans qu’elle ne le comprenne ni l’assimile en profondeur même si l’on peut citer quelques réussites. Il a déconcerté des institutions qui avaient toutes été conçues pour l’industrie (éducation, santé, retraite, emploi, justice, police, représentation politique). L'inadéquation institutionnelle généralisée qui en est résultée a ouvert de larges avenues à ces prédateurs qui édifient leur richesse personnelle en détruisant des externalités positives et en s’emparant des richesses des autres (voir Noir silence).
L’industrialisation avait comporté des excès dans l’exploitation de la force de travail. Il en est résulté un discrédit qui, aujourd’hui encore, s’attache à l’entreprise et que renforce l’action des prédateurs déguisés en entrepreneurs.
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Pour bâtir la société qui tirera le meilleur parti de l’informatisation il faudra donner un rôle central à l’institution « entreprise » qui, dans la biosphère, a pour mission d’aménager le monde afin de le rendre habitable pour l’être humain. L'entreprise a en outre le privilège de se renouveler par décès et naissances, ce qui lui confère une capacité à évoluer que n’ont pas les autres institutions.
Serons-nous dispensés, cette fois, du sacrifice humain que nos sociétés avaient organisé avant de consentir aux apports de la pensée rationnelle (à la Renaissance) et de la machine (aux XIXe et XXe siècles) ? Ce n’est pas sûr, mais être conscient du risque est le premier pas pour s’en prémunir (voir Au carrefour).
L’émergence du terrorisme (qui, ce n’est pas fortuit, tire parti de l’informatique), la dissémination des armes nucléaires et biologiques, l’exaspération des nationalismes sont des signes précurseurs inquiétants. Si l’on veut éviter que le XXIe siècle soit aussi meurtrier (ou plus) que ne l’a été le XXe, il faut engager au plus tôt la course entre la lucidité et l’impulsion suicidaire – en commençant par maîtriser l’informatique, fondement du système technique contemporain, dans ses implications pratiques et intellectuelles.
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On a souvent considéré le fascisme, et surtout le nazisme, comme les manifestations d’un retour à une barbarie primitive. Il s’agit plutôt d’une forme extrême de modernité par assimilation à la machine, l’être humain étant invité à se mécaniser plutôt que de s’allier avec elle.
La discipline qu’exige la production industrielle est alors érigée en norme du comportement en société (« Credere, Ubbidire, Combattere » des fascistes, « Führer befiehl, wir folgen Dir » des nazis), l’insensibilité de la machine est érigée en un idéal qui exclut toute compassion (« Du mußt hart sein », « Viva la muerte »). La dialectique « homme – machine » est ainsi rompue selon une simplification qui ne veut en retenir que le seul pôle « machine », jugé plus fiable que le pôle « humain ».
De nos jours la même tentation se manifeste chez ceux qui voudraient que l’être humain, plutôt que de s’allier avec l’ordinateur, renonçât à sa sensibilité, à son intuition et à sa capacité d’initiative pour devenir semblable à l’automate : alors la stratégie est préprogrammée (voir L’Amérique en armes), la politesse se réduit à l’application d’un programme (voir La politesse), l’« intelligence » devient artificielle (voir Totalement inhumaine) etc.
Comme il est difficile, semble-t-il, d’admettre la fécondité d’une dialectique, il est toujours tentant de la réduire à l'un de ses pôles – en l’occurrence à celui qui, étant nouveau (machine, automate), paraît riche de promesses que l’humain ne comporte pas. Cette solution « simple », qui semble logiquement inexpugnable, sacrifie l’être humain à une idole esthétiquement et intellectuellement séduisante.
[1] Les Britanniques ont détruit des villes sans intérêt stratégique mais qui avaient une haute valeur culturelle (Würzburg etc.) ; les Allemands ont détruit des bijoux de la culture anglaise (Exeter etc.).
[2] Un général de l’armée de l’air m’a dit en confidence « on aurait dû fusiller les généraux de la guerre de 14 ».
Pour lire un peu plus :
-
Brève
histoire de l’élitisme
- A
propos de l'extrême droite
- Histoire
des Techniques
-
Brève histoire de l’individualisme
- Brève apologie de l'économie de marché
- L'usage des TIC dans les entreprises
-
L'émergence d'un alliage
- Qu'est-ce qu'un jeune ?
- Au
carrefour
- De
l'informatique
http://www.volle.com/lectures/traverso.htm
© Michel VOLLE, 2007
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