D’après un article du New York Times
(Elaine Sciolino « France Polishes Its Politesse » 11 janvier 2007), la France
redécouvrirait sa politesse par réaction à la montée récente des
« incivilités ». Des cours de tenue à table sont dispensés, des concours de
savoir-vivre organisés.
Les règles des bonnes manières n’ont jamais
été faciles, dit Mme Sciolino, même pour les Français. Elle en énumère
quelques-unes : dire « bonjour » au chauffeur quand on monte dans l’autobus ;
arriver un quart d’heure en retard quand on est invité à dîner ; ne pas dire
« bon appétit » au début d’un repas ; manger les asperges avec les doigts, le
sorbet avec la fourchette ; ne pas quitter la table pour la « powder room », ne
jamais utiliser le mot « toilettes » pour demander où elle se trouve… Certaines
sont étranges, nous y reviendrons.
* *
Comme ce serait simple s’il suffisait pour
être poli d’être programmé comme un ordinateur, de respecter des règles !
Je crains que les Américains, amateurs de programmation et encouragés par les
experts en bonnes manières qui vendent des heures de cours, ne commettent un
contresens sur la politesse « à la française ».
Elle s’est formée aux XVIIe et
XVIIIe siècles (d’après Tilly, la province a imité Paris, Paris
imitait la cour). Les personnes que l'on jugeait alors polies étaient celles qui
possédaient l’art de mettre à l’aise ceux qui les entouraient, leurs
interlocuteurs et leurs invités, tout en traitant chacun selon son rang.
Or cet art exige de transgresser parfois les règles apprises. Un invité boit-il
le rince-doigts ? On fait de même pour lui éviter d’être gêné par sa bévue.
Si la politesse exquise se rencontre
aujourd'hui dans la plus ancienne aristocratie et dans la meilleure noblesse de
robe, c’est là que l’on rencontre aussi la goujaterie la plus délibérée. Proust
les a incarnées toutes deux dans les personnes de Robert de Saint-Loup et du duc
de Guermantes, je les ai observées au conseil d’État. Les personnes de ce milieu
ont toutes reçu une éducation soignée mais elles commettent la pire des
impolitesses quand elles en abusent pour dominer et humilier.
Il existe une impolitesse plus rustique :
celle de ceux qui, ayant assimilé sur le tard un manuel de savoir-vivre,
l’appliquent à la lettre et, à l’occasion, font grossièrement la leçon aux
autres. On les rencontre parmi les cadres qui s’appliquent à tenir leur rang
dans l’entreprise, l’administration et l’armée. Le maintien raide, ils sont sur
le qui-vive et sursautent si quelqu’un, devant eux, commet ce qui leur semble
être un impair.
Les meilleures leçons ne sont pas celles que
dispensent ces malotrus mais celles que l’on reçoit auprès des personnes
délicates et attentives avec lesquelles il fait si bon se trouver. Sur le moment
tout coule de source mais après les avoir quittées on s’interroge : « comment
s’y est-elle (ou il) pris pour que je me sois senti si bien avec elle (ou
lui) ? ». Alors peut s’amorcer la méditation qui fera progresser vers la
politesse : c’est ainsi que Talleyrand a
formé la sienne auprès de la princesse de Chalais.
Progresser, et
non atteindre ni posséder : l’art d’écouter, de mettre à l’aise, de dire ce que
l’on doit dire sans jamais offenser, n’a pas plus de bornes que celui de
l’interprétation musicale. Certains y sont de grands artistes alors qu’ils
s’écartent souvent de ce que prescriraient les règles. J’en connais des plus
fins qui, appartenant à un milieu social modeste, n’ont jamais appris aucune
règle explicite. Des butors les qualifieraient de péquenots, mais ils possèdent
la politesse qui vient d’un cœur généreux rendu habile par l’héritage d’une
succession de générations qui avaient cultivé la même finesse généreuse.
C’est de cette générosité, de cet héritage,
et non d’un catalogue de règles que découle l’art la politesse. Mais si la
générosité peut toujours renaître de nouveau, l’héritage est fragile, chaque
génération étant libre de refuser le patrimoine qui lui est transmis. On
regrettera peut-être de l’avoir dilapidé, mais trop tard.
* *
Malgré ce que prétend le New York Times
il existe en France des circonstances où il convient de dire « bon appétit » au
début du repas et il n’est pas toujours mal venu d’apporter une bouteille de bon
vin lorsqu’on est invité, ni d’étaler le foie gras sur du pain… Sa liste de
« règles » n’est donc pas irréprochable.
Si 1968 a heureusement mis à bas un sérieux
officiel empesé il a aussi inauguré, sous prétexte de naturel, une mode
brutale. Le sans-gêne de l’adolescent qui empêche les autres d’écouter en
classe, tout comme celui de l’adulte qui utilise sans discrétion le téléphone
mobile, ne sont ni naturels ni cools. Dans nos entreprises le commerce
de la considération est par ailleurs devenu nécessaire à l’efficacité.
C’est pourquoi il est bon de s’appliquer
avec persévérance à la bonne tenue à table, dans les transports en commun etc.
Les règles ne sont cependant à la politesse que ce que les gammes sont à la
musique : pour être un interprète convenable, il ne suffit pas d’être un
virtuose en gammes et arpèges.
Ce passage de l’article est d’une
naïveté qui mérite la citation intégrale : « Last year the French television
station M6 ran a reality show dedicated to the “conquest of savoir-faire.”
Eight young Eliza Doolittles from working class backgrounds were sent to a
French chateau for a month to prepare themselves for a ball. Some of them
regularly ate with their fingers. One had never worn a skirt. Coaches taught
them to speak, move, dress and eat properly, even how to nudge large shrimp
out of the shell with knife and fork. The winner secured a place for herself
in opening the Louis XIV Ball, a gala event for “aristocratic” families held
every June in a Paris hotel ».
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