Ce livre illustre une thèse à laquelle
j’adhère : les deux guerres mondiales du XXe siècle sont des
épisodes d’une seule et même guerre civile européenne, dont la révolution
communiste et les contre-révolutions fascistes et nazies furent d’autres
épisodes.
Cette guerre civile fut l’occasion d’un
sacrifice humain et d’une destruction massive du patrimoine culturel européen,
à tel point que l’on peut parler d’une tentative de suicide de l’Europe
(tentative réussie ou ratée ? l’avenir le dira).
Traverso documente le désastre et explicite
sa cohérence en montrant comment le meurtre commis ici répond au meurtre commis
ailleurs. Il cite un dialogue éclairant entre Victor Serge et Trotski, tous deux
communistes : Serge estime qu’il faut respecter l’humanité dans chaque être
humain. Trotski lui répond par une apologie ironique du meurtre et
malheureusement l’humaniste se laisse intimider par les sophismes qu'énonce un
assassin intelligent.
Traverso décrit utilement et finement le phénomène mais
il ne l’explique pas. Pourquoi donc l’Europe a-t-elle, de tout son cœur et de toute
son énergie, voulu se suicider au XXe siècle ? Je voudrais présenter
ici quelques hypothèses.
* *
Pendant la guerre de 14-18, la stratégie a
gaspillé la vie humaine.
La France a eu 1 500 000 tués au combat et 6 000 000 blessés, mutilés, gazés
etc. La guerre a laissé chez les anciens combattants des séquelles
psychologiques graves.
Contrairement à l’Allemagne qui a plutôt
protégé son élite intellectuelle, la France a mis en première ligne ses
meilleurs étudiants, censés donner l’exemple. Des promotions entières de l’école
normale supérieure, des écoles d’ingénieurs et des universités ont été
exterminées.
L’armée française accordait chichement les
permissions. Les femmes n’ont pas été fécondées, et le
déficit de naissances a causé à la démographie du pays un tort plus grave encore
que les morts au combat. L’armée allemande accordant des permissions plus
généreuses la démographie de l’Allemagne a été moins dégradée.
Stratégie meurtrière, sacrifice de l’élite
intellectuelle, stérilisation temporaire des femmes : ces trois composantes de
la politique française pendant la grande guerre obéissent à un dessin cohérent
si ce n’est à un dessein délibéré : dans les nations comme chez les individus,
une
volonté voulante agit sans s’expliciter nécessairement en volonté voulue.
Qu’est-ce qui a poussé alors la France à
s’autodétruire ? Explorer cette question c’est, je le répète, parcourir des
hypothèses : ici rien n’est certain ni démontrable mais les
hypothèses, labourant la réflexion, font remonter des racines à la surface.
* *
La révolution de 1789 et ses
suites ont coupé notre histoire en deux. Il en est résulté un conflit intime qui
traverse la société française et jusqu’à chaque Français : en chacun de nous se poursuit le
combat entre l’ancien régime et la république, entre la Révolution et la
Réaction. Chaque Français rencontre en lui-même la nostalgie de
l’ancien régime et le culte des valeurs aristocratiques, faisant face au désir d’égalité
et à l’affirmation des valeurs républicaines.
Il est naturel, d’un point de vue
dialectique, que la patrie de la révolution en Europe ait été aussi celle de la
réaction. Les fascismes européens du XXe siècle se sont alimentés, dit Zeev Sternhell, à la pensée réactionnaire française (ou francophone) des de
Maistre, de Bonald, Gobineau, puis Barrès, Maurras etc. (voir
A
propos de l'extrême droite). En dehors de la France,
la pensée conservatrice (Burke) ou raciste (Chamberlain) s’est construite
par réaction contre la révolution française.
Déchirée jusque dans l’intimité des
consciences par le conflit entre révolution et réaction, la France et, avec
elle, l’Europe ont nourri un malaise qui, à lui seul, peut expliquer la
tentation du suicide.
* *
On peut remonter encore dans les hypothèses
en considérant les effets de l’évolution de l’infrastructure économique sur la
société et les individus. La révolution française apparaît alors comme un
épisode du processus d’industrialisation de l’Europe qui
exigeait un changement de l’organisation politique et sociale : l’échange
équilibré, donc le marché, pour procurer des débouchés à l’industrie ; la perte
de pouvoir, donc de prestige, d’une aristocratie de propriétaires fonciers au
bénéfice des bourgeoisies financière, commerciale et industrielle.
L’industrialisation, la mécanisation, ont
bousculé les valeurs qui orientaient la société européenne. L’industrie a
victorieusement concurrencé l’artisanat, attiré la main d’œuvre, mécanisé et
chimisé l’agriculture : d’où la croissance des villes, l’exode rural,
l’émergence de la classe ouvrière. Les écoles, les lycées, les universités, les écoles
d’ingénieurs ont été organisés pour fournir à l’industrie une main d’œuvre
compétente et disciplinée. Les armées ont reçu des armes d’une
puissance inédite (mitrailleuses et canons, gaz de combat, puis chars et avions)
qui ont transformé la stratégie. La vie quotidienne a changé avec
l’urbanisation, l’hygiène, les transports, le confort des appartements.
La
bourgeoisie prit le pouvoir mais elle semblait illégitime dans une société qui
idéalisait encore les valeurs aristocratiques (voir
Brève
histoire de l’élitisme). Il en résulta
le désarroi : ce n’est pas un hasard si Freud a
trouvé tant d’hystériques et de névrosé(e)s dans l’Europe de la fin du XIXe
siècle, période de la « deuxième révolution industrielle ».
* *
Ainsi l’on peut, par delà le conflit entre
révolution et réaction et plus profondément, rattacher le désarroi européen au
phénomène de l’industrialisation qui s'est amorcé en Angleterre au XVIIIe
siècle. En même temps qu’elle bouleversait structures sociales et valeurs en déboussolant les individus, l’industrie fournissait aux états les armes
qui permettraient de résoudre le problème en supprimant la population elle-même.
Il en a été ainsi, observons-le, chaque fois que l’humanité
a été confrontée à la possibilité d’un progrès : les premiers déploiements de
cette possibilité suscitent l’angoisse, la peur du changement, le désarroi
devant la perte des repères habituels. On peut établir un parallèle entre les
crises qu’a suscitées l’industrialisation et les guerres de religion qui ont
suivi la Renaissance : dans un cas comme dans l’autre, l’ouverture de
perspectives nouvelles pour la pensée, l’économie, l’organisation sociale, a
suscité le désir de mort.
Plutôt mourir que changer ses
habitudes ! On dirait que c’est la devise de
notre espèce. C’est seulement après s’être entretués, après avoir détruit les
parts les plus précieuses du patrimoine et (presque) réussi un suicide
collectif, que les êtres humains, sanglants et épuisés, acceptent de se mettre
enfin à réfléchir pour envisager l'utilisation des possibilités nouvelles.
* *
Pour étayer ce qui précède il faudrait un
travail aussi bien documenté que celui de Traverso, mais je n’ai pas le loisir
de l’écrire. Acceptons à titre provisoire la
démarche cavalière qui néglige nuance et détails : elle offre une
perspective sur la situation actuelle de notre pays, de notre société, de l’Europe.
L’Europe, enfin essoufflée, a depuis un
demi-siècle cessé de s’entretuer (à la crise yougoslave près). Elle s’est
retirée, non sans casse, de son empire colonial. Mais elle a perdu la
prééminence qu’elle détenait avant la grande guerre : on ne
sacrifie pas impunément des promotions entières de l’élite intellectuelle.
Pendant la seconde guerre mondiale, 600 000
Français ont été tués dans les combats ou les bombardements. La saignée a été
importante, mais moins violente que celle de la grande guerre. Le désastre fut
moral et aussi économique, les villes, infrastructures et usines étant
ravagées. Les années 1950 ont été consacrées à la reconstruction puis au
rattrapage du niveau américain, mission qui demandait de l’énergie mais peu
exigeante au plan intellectuel (voir Qu'est-ce
qu'un jeune ?).
Dans les années 60, la reconstruction étant
achevée, il fallut créer des repères pour s’orienter dans un monde nouveau. Mais
le champ de la pensée était alors dominé par des doctrines (marxisme,
sociologie, psychanalyse, surréalisme, structuralisme) qui, chacune à sa façon et avec son
vocabulaire propre, conspiraient pour disqualifier la réflexion individuelle c’est-à-dire
la réflexion tout court (voir Brève
histoire de l'individualisme).
* *
C’est en Amérique, héritière de l’Europe
mais affranchie du conflit de valeurs entre aristocratie et bourgeoisie, et qui
avait accordé l’hégémonie à l’entreprise, que s’est réalisé l’essentiel
de l’innovation qui fera succéder, au système technique mécanisé et chimisé de
l’industrialisation, le système informatisé et automatisé de l’économie
« quaternaire » (Michèle Debonneuil, L'espoir économique,
Bourin 2007). Celle-ci est plus une économie de la conception et de la
qualité qu’une « économie de l’information », et elle produit non pas des
services mais des alliages « bien – service » (voir
L'émergence d'un alliage). On peut dater précisément de 1975
le passage d’un système technique à l’autre : la structure des emplois en porte
la trace (voir
L'usage des TIC dans les entreprises).
Ce nouveau système a colonisé l’Europe sans
que celle-ci ne l’ait conçu, voulu, préparé, donc sans qu’elle ne le comprenne ni
l’assimile en profondeur même si l’on peut citer quelques réussites. Il a
déconcerté des institutions qui avaient toutes été conçues pour l’industrie (éducation,
santé, retraite, emploi, justice, police, représentation politique). L'inadéquation institutionnelle généralisée qui en est résultée a ouvert de larges
avenues à ces prédateurs qui édifient leur richesse personnelle en détruisant des
externalités positives et en s’emparant des richesses des autres (voir
Noir silence).
L’industrialisation avait comporté des
excès dans l’exploitation de la force de travail. Il en est résulté
un discrédit qui, aujourd’hui encore, s’attache à l’entreprise et que renforce
l’action des prédateurs déguisés en entrepreneurs.
* *
Pour bâtir la société qui tirera le meilleur
parti de l’informatisation il faudra donner un rôle central à
l’institution « entreprise » qui, dans la biosphère, a pour mission d’aménager le
monde afin de le rendre habitable pour l’être humain. L'entreprise a en outre le
privilège de se renouveler par décès et naissances, ce qui lui confère une
capacité à évoluer que n’ont pas les autres institutions.
Serons-nous dispensés, cette fois, du
sacrifice humain que nos sociétés avaient organisé avant de consentir aux
apports de la pensée rationnelle (à la Renaissance) et de la machine (aux XIXe
et XXe siècles) ? Ce n’est pas sûr, mais être conscient du risque est
le premier pas pour s’en prémunir (voir Au carrefour).
L’émergence du terrorisme (qui, ce n’est pas
fortuit, tire parti de l’informatique), la dissémination des armes nucléaires et
biologiques, l’exaspération des nationalismes sont des signes précurseurs
inquiétants. Si l’on veut éviter que le XXIe siècle soit aussi
meurtrier (ou plus) que ne l’a été le XXe, il faut engager au plus
tôt la course entre la lucidité et l’impulsion suicidaire – en commençant
par maîtriser l’informatique,
fondement du système technique contemporain, dans ses implications pratiques et
intellectuelles.
* *
On a souvent considéré le fascisme, et
surtout le nazisme, comme les manifestations d’un retour à une barbarie
primitive. Il s’agit plutôt d’une forme extrême de modernité par
assimilation à la machine, l’être humain étant invité à se mécaniser plutôt que
de s’allier avec elle.
La discipline qu’exige la production industrielle est
alors érigée en norme du comportement en société (« Credere, Ubbidire,
Combattere » des fascistes, « Führer befiehl, wir folgen Dir » des
nazis), l’insensibilité de la machine est érigée en un idéal qui exclut toute
compassion (« Du mußt hart sein », « Viva la muerte »). La
dialectique « homme – machine » est ainsi rompue selon une simplification qui ne
veut en retenir que le seul pôle « machine », jugé plus fiable que le pôle
« humain ».
De nos jours la même tentation se manifeste
chez ceux qui voudraient que l’être humain, plutôt que de s’allier avec
l’ordinateur, renonçât à sa sensibilité, à son intuition et à sa capacité
d’initiative pour devenir semblable à l’automate : alors la stratégie est
préprogrammée (voir L’Amérique en armes), la
politesse se réduit à l’application d’un programme (voir
La politesse), l’« intelligence » devient
artificielle (voir Totalement inhumaine) etc.
Comme il est difficile, semble-t-il,
d’admettre la fécondité d’une dialectique, il est toujours tentant de la réduire
à l'un de ses pôles – en l’occurrence à celui qui, étant nouveau (machine,
automate), paraît riche de promesses que l’humain ne comporte pas. Cette
solution « simple », qui semble logiquement inexpugnable, sacrifie
l’être humain à une idole esthétiquement et intellectuellement séduisante.
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