RECHERCHE :
Bienvenue sur le site de Michel VOLLE
Powered by picosearch  


Vous êtes libre de copier, distribuer et/ou modifier les documents de ce site, à la seule condition de citer la source.
 GNU Free Documentation License.


 

Esthétique de la pollution

2 mai 2004


Liens utiles

-
Prodiges et vertiges de l'analogie
- L'avenir climatique
- Sommes nous en 1967 ?
- Recherche et pouvoir
- Le triangle médiatique
- Reconstruire les valeurs
- Les spams
- Anglicismes

Chaque culture, chaque époque sont sous-tendues par une métaphysique, par une représentation spécifique de l’édifice des valeurs, du but de l’existence, du destin. Cette représentation n’est pas savante, elle ne s’exprime pas, sauf exception, dans les travaux des philosophes dont l’attention se focalise sur l’histoire de leur discipline (Aristote, Kant, Hegel, Heidegger etc.). Elle n’est pas explicite : aucun texte ne la décrit. Mais elle fonctionne et s’exprime de façon quotidienne dans les comportements, l’habillement, la musique, la presse, le langage, la consommation, les institutions, la production culturelle, les priorités politiques. Elle est dans l’air du temps, conditionnée par des intérêts économiques qui la conditionnent en retour et dont il est donc impossible de la séparer. Elle a la séduction impérative de l’évidence. Il en résulte une esthétique, l’esthétique de l’époque. On lui obéit ou on ruse avec elle, mais on ne lui échappe pas.

Explicite, on pourrait la discuter : le caractère implicite renforce et même fonde son évidence. Il faut lutter contre cet implicite pour la mettre en discussion. Mais cette discussion oblige à voir ce dont on préfèrerait détourner le regard, à renifler des choses malodorantes, à entendre une cacophonie.

Ouvrons nos yeux, narines et oreilles : il apparaît alors que l’esthétique de notre époque, c’est l'esthétique de la pollution.

La nature polluée

La pollution à laquelle nous sommes le plus sensibles est celle qui atteint la nature. Certains aiment tant la nature que, pour la préserver, ils supprimeraient volontiers l’être humain, ce pollueur qu’ils détestent autant en eux-mêmes que dans l’autre !

Les déchets de la consommation (sacs en plastiques, emballages, carcasses de voitures et d’équipements ménagers, détergents) encombrent les décharges et polluent les fleuves, puis les mers : les poissons de la mer Baltique sont devenus impropres à la consommation. La consommation d'énergie d'origine fossile pollue l’atmosphère au point de transformer le climat[1].

Les usines chimiques oublient parfois de déclarer des déchets dont les effets se manifestent après des décennies ; certains camions ou trains qui transportent leurs produits sont, disait Haroun Tazieff, autant de « bombes roulantes ».

Il a été décidé après la deuxième guerre mondiale de favoriser la baisse du prix des produits agricoles pour soutenir le pouvoir d’achat de la main d’œuvre ouvrière et réduire d'autant son coût pour les entreprises. Il en est résulté une politique productiviste et quantitative. L’excès des engrais et traitements contamine les produits agricoles, les sols et l'eau. La traçabilité est impossible : comment savoir ce qu’a absorbé la plante qu’a mangée l’animal qu’a mangé l’animal que l’on mange ? Le législateur autorise les entreprises à tromper le consommateur pour quelques pour mille supplémentaires de profit : un tissu 100 % coton ne contient pas 100 % de coton ; un produit alimentaire sans OGM peut contenir jusqu’à 0,9 % d’OGM ; au beurre de cacao, on peut substituer dans le chocolat des graisses végétales, etc.

La recherche frôle les frontières périlleuses de notre survie. Ceux qui ont conçu la bombe atomique craignaient que les nazis n’y parvinssent les premiers[2], mais la recherche avance en génétique, en nanotechnologie, sans que l'on n'ait les mêmes excuses ni que les conséquences ne soient évaluées. Le virus du SARS, le VIH du SIDA, le prion de la maladie de Creutzfeld-Jacob indiquent à quoi nous pourrons être confrontés ; l’affaire du sang contaminé, l’affaire de la vache folle illustrent ce risque systémique.

L’homme pollué

Avec les guerres, exterminations et génocides, l’Europe a commis au XXe siècle l’un des plus grands sacrifices humains de l’histoire. Puis, après avoir sacrifié sa population, elle a sacrifié son intelligence (voir Sommes nous en 1967 ?).

Le paysage de la périphérie des villes est mité par des commerces aux annonces tapageuses, un habitat individuel désordonné et un habitat collectif oppressant. Les surfaces planes de l’architecture sont brisées par des « tags » formés de lettres colorées aux contours zigzagants, ornés d’effets de relief ou d’ombre. Ils crient au passant des mots incompréhensibles qui sont comme autant d’insultes adressées à « celui qui les lira ».

L’utilisateur de la messagerie électronique reçoit par centaines des messages qui transmettent des virus informatiques ou proposent (selon une orientation le plus souvent sexuelle) des médicaments, des opérations chirurgicales ou des rendez-vous. Sa propre adresse est utilisée pour réexpédier ces documents douteux. Seul le plaisir de nuire explique la multiplication des « spams » que chacun détruit dès réception tout comme l'on purge le courrier postal des documents publicitaires.

Le même désir de nuire, porté au degré superlatif, anime le terroriste. Ivre de sa puissance, il marche à travers la ville et contemple les immeubles qu’il a le pouvoir de détruire, les personnes anonymes qu’il a le pouvoir de tuer. Il jouit de la souffrance qu’il inflige, de la peur qu’il inspire, de la cassure qu'il introduit dans l'ordre des choses.

Le corps pollué

La mode pollue le corps humain lui-même : de pénibles opérations sont nécessaires pour y graver les tatouages, y incruster le « piercing », subir le « lifting » ou la liposuccion.

Le besoin de plaisir étant impératif, ceux qui ne savent pas le trouver dans la nature ou dans le fonctionnement de leur cerveau le cherchent dans des paradis artificiels.

En ville, chacun est la cible d’une pluie de signaux qui provoquent à temps et contretemps le désir sexuel. Le métier des prostituées est abondamment représenté sur les affiches et les kiosques à journaux comme dans les médias. Les sex-shops commercialisent de quoi exciter les zones génitales. Le partage du plaisir, moteur de la relation affective, est détourné vers le marché de la pornographie.

L’esprit pollué

Les médias sont à l’affût du sensationnel qui, fidélisant l’audience, accroît les recettes publicitaires. La télévision émet dans le désordre des messages qui entrent en collision : après l’évocation rapide d’un massacre, le fait divers est suivi par l’accident « spectaculaire » qui précède un appel à l’émotion etc. Les politiques sont représentés par des marionnettes auxquelles on dirait qu’ils s’appliquent à ressembler. Les journaux publient des « enquêtes » bidonnées à la va-vite, non sans dommages irréparables pour les personnes concernées, ou des articles aux conclusions ambiguës sous prétexte d’objectivité. Les journalistes connus, aristocrates d’aujourd’hui, bénéficient des louanges qu’ils échangent et monopolisent les gros tirages pour des livres qu'écrivent leurs nègres.

On évoque la liberté de parole pour défendre le droit à l’anomie. Les valeurs, privées de point d’ancrage, flottent au gré des émotions et des bons sentiments. Les démarches prudentes de la science expérimentale ne fournissent aux philosophes médiatiques qu’un réservoir de métaphores, un moteur à association d’idées ; la Vérité réside, semblent croire ces sophistes, dans la vigueur de l’affirmation[3]. Ainsi la pensée oscille au vent de la mode.

De faux rebelles, porteurs aujourd’hui des révoltes d’avant-hier, conformistes du non-conformisme, proclament sans risques les valeurs de la pollution. « Je suis un pornographe », s'écrie fièrement tel écrivain invité par France Culture, mais qui ne risque certes pas de devoir s'exiler à Bruxelles comme le fit Baudelaire. « Je suis contre toutes les formes de censure », dit Jack Lang, comme si la représentation du meurtre et de la torture pouvait faire partie des beaux-arts.

Il est vrai que la religion, dégradée en sectarisme, se met de la partie. Le diable, qui a toujours aimé à se déguiser en prêtre, parle par la bouche de ces religieux qui incitent au meurtre, au « martyre » des terroristes. Ces blasphémateurs piétinent le visage de Dieu, qui est le même que celui de l’humanité.

La violence accapare les médias. Usage des armes, poursuites en voiture, meurtres et bagarres, coucheries haletantes : battez ces éléments comme les cartes d’un jeu et vous produirez en série des scénarios équivalents à ceux de la plupart des films. Les médias suscitent un imaginaire sans rapport avec l’expérience, écart encore accru par les effets spéciaux.

Le langage est pollué par des anglicismes qui polluent en retour l’anglais lui-même. Ils encombrent les noms des films et des magasins (faites un peu de statistique la prochaine fois que vous remonterez le boulevard Saint-Michel à Paris) ainsi que la publicité. Comme les chansons en anglais occupent une grande place à la radio (mais pourquoi n’entend-on presque jamais les belles chansons allemandes, italiennes et espagnoles ?), voici que dans nos fêtes de village les chanteurs se sont mis à chanter en anglais – ou plutôt, à émettre un son qui ressemble à de l’anglais.

La cité polluée

Les hommes politiques, à quelques exceptions près, pensent à leur carrière plus qu’à leur fonction : ces hommes de pouvoir souffrent d’une pathologie évidente pour quiconque sait les observer.

La politique agricole des pays riches a fermé les débouchés des pays pauvres, dont par ailleurs les ressources naturelles sont pillées par des prédateurs. L’effort de recherche est orienté en priorité vers la production d’armements qui visent à détruire le plus grand nombre possible d’êtres humains.

Les institutions aiment à graver leurs symboles sur le paysage : EDF avec les pylônes, les câbles, les compteurs plaqués sur les façades des maisons ; l’Équipement avec les panneaux de signalisation, les ronds points, le sacrifice des villes à l’automobile. Le droit est géré de façon mécanique par des magistrats qui ne prennent pas la peine, ou n’ont pas le temps, de considérer chaque cas particulier.

L’entreprise elle-même est polluée par la perversité, le goût du pouvoir, la politique à petite échelle. La compétence, quoi que l’on prétende, n’y est pas la bienvenue car on n’est pas prêt à écouter ceux qui en sont les porteurs. La mauvaise qualité des systèmes d’information, la détérioration du langage, son éclatement en jargons professionnels mutuellement étanches, sont autant de signes de barbarie.

Métaphysique de la pollution

Après cette avalanche, reprenons notre souffle. Oui, nous n’avons présenté qu’un côté des choses, qui ont plusieurs côtés. Oui, il existe des personnes loyales, généreuses, équilibrées. Oui, il existe de vrais penseurs. Tant mieux ! Mais si l’on observe notre société, si l’on ne ferme pas ses yeux, ses narines et ses oreilles, on voit bien que l’esthétique de la pollution y domine, car c'est elle qui émet la plupart des signaux que nous recevons.

Or toute esthétique témoigne d’une métaphysique, d’un choix dans le monde des valeurs. Si en partant de cette esthétique on reconstitue la métaphysique qu'elle exprime, on découvre une étonnante cohérence : c'est elle qui fait sa force.

C’est d’abord un idéalisme radical. Il tourne le dos à l’expérience du monde et méprise la démarche expérimentale, la confrontation entre les idées et les faits. On peut le relier à des traditions très anciennes, à la gnose dualiste, au platonisme, à Plotin, mais de nos jours il se conforte en s’appuyant sur un imaginaire de dessin animé et d’effets spéciaux où le comportement des objets n’a rien à voir avec la Physique. La Vérité résidant dans les Idées et les Idées n’obéissant qu’à elles-mêmes, cet idéalisme invite à vivre dans un monde où les choses n’ont plus de poids. Dans les films et livres à succès qui prétendent à la profondeur, on voit souvent arriver un « sage » à barbe blanche et longs cheveux qui annonce doctement que « le monde n'est qu'illusion » ou que « le mot "réalité" n'a pas de sens ».

La réalité réside alors dans les images, dans l’image du monde qu’émettent les médias et qui suscite l’émotion, dans l’image de soi dont on cherche le reflet dans le regard des autres. La réalité ne nous parvenant que par le canal des médias, le monde est médiatique.

Il faut bien cependant se déplacer dans le monde réel, y supporter les délais et distances, les barrières que nous opposent les murs, le poids et le frottement des choses, l’obstacle que représente la volonté des autres. Ce monde que l’on ne possède pas, qui n’est pas réductible à l’Idée, que l’on ne peut pas manipuler par kinesthésie, notre idéalisme le ressent comme une insulte et un défi à notre liberté. Pour affirmer celle-ci, il faudra le salir, le détruire, le marquer. Il faudra imposer notre pouvoir aux autres, éteindre leurs regards réprobateurs et allumer dans leurs yeux les étincelles de l’admiration. On va, du même mouvement, et de toutes ses forces, haïr, polluer et rechercher le pouvoir.

Il est vrai que la pollution a existé à d’autres époques. Paris était sale sous Louis XIV, et l’on voit encore dans les campagnes des personnes qui laissent traîner des déchets autour de leur maison. Mais cette pollution inconsciente, qui se commet par manque de sensibilité, n’est pas la pollution militante de l’esthétique moderne qui émet, face au monde et aux autres, le cri du Moi hypersensible et souffrant.

Lutter contre la pollution ?

On peut certes lutter contre la pollution par des exhortations morales : « C’est mal de polluer ! » - mais aura-t-on pris le problème à la racine ?

La question n’est vraiment pas simple. Les premières heures d’un séjour en Suisse sont délectables : enfin un pays propre ! Enfin des bas-côtés sans sac ni bouteille en plastique, sans canette de bière, sans kleenex froissé !… Puis on s’interroge : cette propreté, est-elle saine ou névrotique ? Est-elle joyeuse ou angoissée ? Relève-t-elle d’une morale généreuse ou d’une crispation ? Il ne suffit pas d’être propre pour être équilibré [4] …

Mieux vaut prendre la question au plan métaphysique. Cela suppose de faire le ménage en soi, de tirer au clair l’architecture de ses propres valeurs. Cette analyse métaphysique, notons-le, n’est pas une analyse psychologique ni psychanalytique, même si elle peut avoir les mêmes résultats (apaisement, équilibre) qu’une cure réussie.

La réponse à la métaphysique de la pollution, c’est d’abord l’affirmation de notre humanité, cette humanité que chacun possède en entier et que tous possèdent également. Elle n’est pas individuelle, mais c’est pourtant sur elle que chacun peut bâtir sa propre dignité. Nous sommes tous des êtres humains : on peut fonder, sur cette phrase banale, une relation respectueuse et généreuse à l’autre qui dès lors n’est plus ni un obstacle, ni un jouet.

Chacun, porteur de l’humanité entière, est aussi en tant qu’individu représentatif de l’un des possibles dans lesquels l’humanité se concrétise. Ce possible, il a le devoir de le porter, de l’exprimer, de le défendre, de l’affirmer. Ce n’est pas là de l’individualisme, car il ne s’agit pas d’affirmer l’individu en tant que tel mais l’humanité qui s’exprime à travers lui sous une forme particulière.

Reconnaître l’existence de l’autre conduit à reconnaître l’existence du monde. La Vérité ne réside pas dans les Idées ! La démarche expérimentale, telle que Karl Popper l’a définie, n’est pas seulement une méthode pour construire la science. Elle règle notre rapport au monde, aux choses, à la nature, que celle-ci soit physique, sociale ou humaine. La pertinence de l’abstraction, les règles de l’induction et de l’expérimentation, nous permettent d'explorer ce monde dont la complexité déborde notre connaissance. Dès lors celle-ci n’a plus pour cible la Vérité, mais plus modestement une vérité pratique : il s’agit non pas de vivre rationnellement, mais de vivre raisonnablement.

Lorsque l’attention se dirige vers le monde, on ne désire plus le salir, on ne cherche plus à lui imposer un imaginaire, mais on ne s’efface pas non plus devant lui. Rien n’est plus triste que ces écologistes qui voudraient supprimer l’humanité pour sauver la planète, ou ces personnes qui effacent compulsivement toute trace de leur passage. Le rapport équilibré au monde est un dialogue où chacun a la parole. Le respect de la nature incite à la sobriété et à la recherche intelligente de la qualité.

*  *

Avons-nous sombré dans l’élitisme ? Je le concède : mais c’est un élitisme de masse, ouvert à tous. Nous autres Français vivons dans une économie riche et ne subissons pas l'oppression, quoi que l’on dise. Presque tout le monde a chez nous de quoi vivre et où il nous serait facile, avec un petit peu d’humanité, de secourir les exclus. Nous sommes donc libres de choisir nos lectures, nos spectacles, d’améliorer notre langue, de cultiver les sciences, d’écouter les autres et de leur répondre. Nous sommes libres aussi de ramasser à l’occasion les sacs en plastique et les canettes que d’autres ont jetés !

Ce serait austère, dites-vous ? Comment cela, austère ? Ne trouvez-vous pas austère de regarder des âneries à la télévision trois heures par jour, d’alimenter les décharges avec des déchets, de courir après le pouvoir dans l’entreprise ? Ce mélange métaphysique de bien-être, d'abrutissement et d'agressivité, n’est-il pas d’une austérité extrême ?


[1] Jean-Marc Jancovici, L'avenir climatique, Seuil 2002.

[2] H. H. Arnold et alii, One World or None, McGraw Hill 1946

[3] En voici un bon exemple : Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier 2003

[4] Friz Zorn, Mars